Ne perdons pas de vue que le puissant cabinet américain de conseil en stratégie McKinsey a dicté la majeure partie du Pacte. Ne perdons pas de vue qu’une telle réforme n’est rien de moins qu’une réforme budgétaire dans un contexte d’austérité chronique imposée aux services publics. On nous demande de piloter et de sauver un avion qui se crashe car non-entretenu, désinvesti, délabré de 30 ans de politiques néo-libérales violentes, d’économies drastiques et de casse des services publics avec des conséquences dramatiques sur les élèves, les patients, les justiciables, etc. – en particulier les publics les plus précarisés – et sur les travailleurs et travailleuses de ces services.


Depuis la rentrée scolaire 2017, à doses homéopathiques, décrets par décrets, la réforme de l’enseignement dénommée « Pacte » pour un enseignement « d’excellence » s’impose. Les plans de pilotage à élaborer et contractualiser dans les écoles constituent une des mesures-phares dudit « Pacte ». Concrètement, de quoi s’agit-il ? Afin de contribuer aux objectifs d’améliorations du système scolaire dans son ensemble, les « équipes » éducatives de chaque école doivent établir un diagnostic de leur établissement, en identifiant les forces et les faiblesses (en tenant compte d’indicateurs tels que la réussite scolaire, l’accrochage, l’implication des membres du personnel, le climat au sein de l’établissement, etc.). Il s’agit ensuite de se fixer des objectifs (chiffrés, confidentiels pour certains) à atteindre en mettant en place un plan d’actions, ce dernier prenant la forme d’un contrat signé entre l’école et le pouvoir régulateur. À terme, des sanctions envers les établissements et envers les travailleurs sont prévues si une école ne parvient pas à atteindre « ses » objectifs.

Je suis enseignante et déléguée syndicale dans une école secondaire d’un quartier populaire du nord-ouest de Bruxelles. Dans notre école, nous ne sommes pas passés par cette phase « plan de pilotage » classique, nous avons atterri directement, à l’instar d’une vingtaine d’écoles sélectionnées chaque année depuis 2017 par le Gouvernement, à la case EDA ou « école en dispositif d’ajustement ». Dans ce dispositif spécifique conçu pour les écoles qui, au regard des indicateurs, sont « en écart de performances », l’école n’établit pas son diagnostic et ne fixe pas ses objectifs, c’est le Service général de l’Inspection qui, par un audit, le dresse et ce sont les DCO (délégués au contrat d’objectifs) qui les fixent.

Durant plus d’un an, une mission d’audit a donc eu lieu dans notre école, des documents ont été collectés, des données récoltées lors d’entretiens avec des membres du personnel. Ces auditions ont d’ailleurs été maintenues alors que nous étions frappés par une crise sanitaire sans précédent impactant considérablement nos conditions de travail et d’apprentissage. Au terme de cet audit, un « diagnostic de la gestion des atouts et des risques liés au fonctionnement de notre école » a été établi et nos objectifs d’ajustement nous ont été communiqués par les DCO. Il nous a alors fallu entamer le long et laborieux travail d’élaboration d’un projet de dispositif d’ajustement – composé d’actions prioritaires – afin de rencontrer les objectifs qui nous avaient été fixés. Des membres du personnel ont dès lors dû se porter volontaires pour « piloter les actions ».

Cette étape s’est déroulée sous la garde rapprochée des DCO qui n’ont eu de cesse, durant des mois, de nous sommer d’adapter notre « projet » (lire « revoir notre copie ») en émettant des « recommandations » (lire « injonctions »). Mouture après mouture, ce lourd travail a fini d’épuiser des travailleurs et des travailleuses déjà sur les rotules, a poussé plusieurs pilotes à démissionner de cette charge et nous a conduits à organiser deux arrêts de travail et à rédiger deux motions en front commun syndical.

Entre autres choses, nous y déplorions la pression infernale et les délais intenables auxquels nous étions soumis, l’inflation des tâches administratives, ainsi que la dictature des chiffres, de l’évaluation permanente, de la performance, et la mise en concurrence des écoles, sans réflexion aucune ni décisions politiques structurelles quant aux causes systémiques à l’origine des inégalités et expliquant les disparités entre les écoles. Nous y exigions notamment une décharge administrative, du temps pour réfléchir à nos pratiques, à nos besoins de formation et des moyens humains et financiers à hauteur des besoins sur le terrain, pour lutter efficacement contre le décrochage et l’échec scolaire et pour améliorer nos conditions de travail et les conditions d’apprentissage des élèves. Nous y marquions aussi notre désaccord avec les méthodes managériales imposées dans un secteur public (au même titre que dans les secteurs de la santé, de la justice, des transports, etc.) et pointions du doigt à cet égard la terminologie éclairante quant à l’idéologie qui sous-tend ces plans de pilotage (élèves bénéficiaires, travailleurs partenaires ou collaborateurs, manager de crise intervenant dans les établissements, …).

À ce stade, le « protocole de collaboration » n’a pas été avalisé par les sections syndicales locales, représentantes de la majorité des travailleurs et travailleuses, estimant que « ce plan n’est plus le nôtre ». Pour autant, nous comprenons bien que ce dernier devra être mis en œuvre ces 3 prochaines années, faute de quoi l’école et les membres du personnel eux-mêmes s’exposeraient à des sanctions1.

L’expérience que nous sommes en train de vivre dans notre établissement et relatée ici est édifiante puisqu’elle est sans doute un avant-goût de ce qui attend de nombreuses futures écoles identifiées comme « en écart de performance ».

Ne perdons pas de vue que le puissant cabinet américain de conseil en stratégie McKinsey a dicté la majeure partie du Pacte. Ne perdons pas de vue qu’une telle réforme n’est rien de moins qu’une réforme budgétaire dans un contexte d’austérité chronique imposée aux services publics. On nous demande de piloter et de sauver un avion qui se crashe car non-entretenu, désinvesti, délabré de 30 ans de politiques néo-libérales violentes, d’économies drastiques et de casse des services publics avec des conséquences dramatiques sur les élèves, les patients, les justiciables, etc. – en particulier les publics les plus précarisés – et sur les travailleurs et travailleuses de ces services.

Non, l’École n’a pas à être rentable, les élèves ne sont pas des marchandises, des données à encoder dans des tableaux, les travailleurs ne sont pas des collaborateurs. Non, notre travail n’a pas à être un sacerdoce, au prix de tous les sacrifices. Qu’on nous donne les moyens humains et financiers d’accompagner les élèves dans leurs apprentissages et de faire de l’École un lieu de rencontres et d’émancipation.

Comme en France2, il est grand temps de battre le pavé ! À cet égard, la journée de grève et de manifestation organisée en front commun le 10 février prochain est une étape nécessaire pour nous faire entendre et créer un rapport de force favorable. Au-delà de cette journée, il nous faudra, sans relâche, continuer à dénoncer le prétendu « Pacte pour un enseignement d’excellence » et, aux côtés des élèves et des parents, nous organiser pour exiger le retrait des plans de pilotage et de toutes réformes liées au « Pacte », ainsi qu’un refinancement massif de l’enseignement et de tous les services publics !

 

1 Le prochain décret « Évaluation des personnels de l’enseignement » finira d’entériner ces dispositifs puisque les travailleurs et travailleuses y seront notamment évalués sur leur participation active à la mise en œuvre effective des plans de pilotage ou d’ajustement. Ils auront ainsi des objectifs individuels spécifiques à atteindre et seront suivis de près par les directions par des « entretiens de fonctionnement » réguliers. Au bout de cette procédure, si un membre du personnel ne satisfait toujours pas aux injonctions qui lui sont faites, il pourra être renvoyé ; c’est la mise à mort du statut du personnel enseignant. Par ailleurs, les écoles pourraient se voir mises sous tutelles jusqu’à être privées de subsides.

2 Le 13 janvier dernier, les personnels de l’éducation nationale étaient nombreux à faire grève (75% dans le primaire et 62% dans le secondaire) et à prendre la rue, dénonçant la gestion calamiteuse de la crise sanitaire dans les écoles, exigeant l’engagement de personnel et le matériel de protection pour les travailleurs et les élèves. Plus structurellement, ils revendiquent une revalorisation salariale, des investissements pour recruter massivement du personnel et réduire les effectifs en classe et un arrêt immédiat de toutes les politiques d’austérité imposées par le gouvernement et le patronat dans les services publics. De nouvelles journées d’actions sont prévues les 20 et 27 janvier.

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