Mardi 25 juin, la loi de finances 2024 a été présentée devant le parlement kényan pour la troisième et dernière fois. Avant même que la session ne commence, une énorme foule s’avançait déjà dans le quartier des affaires de Nairobi, et se dirigeait vers le siège du parlement. A 14h15, les députés approuvaient la loi par 195 voix contre 106. Quarante minutes plus tard, les masses insurgées avaient pris d’assaut le parlement tandis que les députés fuyaient à toutes jambes.

Avalanche austéritaire

La loi de finances 2024 représente une attaque majeure contre les masses appauvries du Kenya, en même temps qu’une tentative de leur faire payer le prix de la profonde crise du capitalisme kényan. Il y a quelques mois, le pays se dirigeait droit vers un défaut de paiement de sa dette. Le gouvernement n’a réussi à l’éviter qu’en s’endettant encore plus. Près de 30 % du budget de l’Etat est maintenant consacré aux intérêts de la dette.

Le FMI et la banque mondiale ont alors proposé d’« aider » le Kenya à rembourser ses créditeurs parasites à une condition : que cette dette soit payée en saignant à blanc les Kényans ordinaires. Le gouvernement s’est exécuté et a présenté la loi de finances 2024. Celle-ci regroupe toute une série de hausses massives des taxes sur de nombreux produits de première nécessité ou de consommation courante : le pain, l’huile végétale, ou encore les cyclomoteurs. Parmi les mesures les plus répugnantes, l’imposition d’une taxe sur les traitements contre le cancer et l’adoption d’une soi-disant « taxe écologique » sur les couches et les serviettes hygiéniques !

Ce véritable tsunami d’austérité a provoqué un mouvement de masse. Des manifestations ont déferlé dans les rues de Nairobi pour réclamer le retrait de la loi et dénoncer les diktats du FMI. Le gouvernement de William Ruto a déchaîné une violente répression. Des centaines de personnes ont été arrêtées et la police anti-émeute a utilisé des gaz lacrymogènes et des canons à eau contre les manifestants. Mais le mouvement n’a pas reflué.

Sous pression, le gouvernement a fait mine de reculer en retirant certaines taxes, mais en maintenant l’essentiel du projet de loi de finances. Cette provocation déguisée en concession a poussé en avant la mobilisation.

Action de masse

Les événements de mardi sont une démonstration éclatante de la vitesse à laquelle la conscience des masses peut se transformer durant une situation révolutionnaire. La semaine dernière, la mobilisation a tout tenté pour convaincre les parlementaires de ne pas approuver la loi : les manifestants brandissaient des pancartes et adressaient des suppliques au gouvernement. On a même assisté à l’organisation d’envoi massif de SMS aux députés. Mais cela n’a eu comme seul effet que de faire réaliser aux masses que les députés ne les écoutaient pas et qu’ils ne sont pas leurs représentants. Les parlementaires sont les serviteurs de la classe dirigeante et des institutions impérialistes, comme le FMI ou la Banque mondiale. Cette leçon a été comprise par les masses. Mardi, il n’y avait plus de SMS et presque plus de pancartes dans les manifestations. Le temps du « dialogue » était passé. Les masses étaient prêtes à l’action.

Pour tenter d’étouffer la mobilisation, le régime de Ruto a ordonné l’arrestation à l’aube de plusieurs influenceurs connus pour leur opposition à la loi. Encore une fois, cela n’a pas eu l’effet escompté. Au petit matin, les rues de la majorité des grandes villes du pays étaient noires de monde. Le gouvernement a tenté d’ignorer les manifestants et de procéder, comme prévu, au vote de la loi par le parlement.

Les événements se sont alors enchaînés très rapidement. Il ne fait nul doute que le régime meurtrier de Ruto ne reculera devant aucun mensonge pour calomnier le mouvement et justifier sa répression. Il est pourtant clair que les manifestants n’avaient pas mis le pied dans l’enceinte du parlement lorsque la police a tiré à balles réelles sur la foule désarmée. Même des infirmiers qui tentaient de soigner des blessés ont été la cible de tirs. D’après certaines sources, il y aurait eu près de 10 morts et plus de 50 blessés. La colère des masses a alors explosé en un torrent furieux, qui a balayé la police et envahi le parlement.

Les événements qui ont suivi rappellent ceux qui se sont produits au Sri Lanka en 2022, lorsque des Sri-Lankais ordinaires s’étaient baignés dans la luxueuse piscine du palais présidentiel dont ils venaient de chasser les occupants. Le même état d’esprit régnait mardi à Nairobi. Des Kényans ordinaires se sont assis dans le confortable fauteuil du président du parlement, ont goûté aux plats de la cantine parlementaire, et, plus marquant encore, ont marché dans les rues en brandissant la masse cérémonielle du parlement, que les députés avaient abandonnés en fuyant !

C’est un symbole puissant. Les babioles pompeuses comme cette masse cérémonielle sont utilisées par la classe dirigeante pour conférer à l’Etat une aura mystique et adresser un message aux masses : « vous ne pouvez porter la main sur l’appareil sacré de l’Etat. Il ne vous appartient pas. Seule une poignée de personnes triées sur le volet sont dignes de s’en occuper. »

Les événements de mardi ont fait voler cette aura en éclat. Les masses ont appris qu’elles peuvent toucher à l’Etat et qu’elles peuvent même le paralyser totalement.

La colère des masses face à la répression meurtrière a dépassé la seule capitale Nairobi. A Embu, le palais du gouverneur et les locaux de l’UDA, le parti au pouvoir, ont été incendiés. A Murang’a, des manifestants ont affronté la police. A Kisii, des manifestants ont tenté de prendre d’assaut la maison d’un député. Plusieurs entreprises appartenant à des députés ont été la cible des manifestants.

Pourtant, mardi soir, le gouvernement était encore en place. Le président Ruto a tenu une conférence de presse durant laquelle il a traité les manifestants de « criminels ». Le gouvernement a ensuite annoncé la mobilisation de l’armée pour réprimer le mouvement. Ces insultes et ses provocations ne vont sans doute faire qu’accroître la colère des masses. Mais la question reste posée : comment ce gouvernement meurtrier peut-il être renversé ?

Leçons du Sri Lanka

Les parallèles avec la situation de 2022 au Sri Lanka sont évidents. Les communistes et les révolutionnaires kényans doivent étudier et intégrer les leçons de ce mouvement révolutionnaire.

Au Sri Lanka aussi, le mouvement était spontané et rejetait tous les partis de la classe dirigeante. Un des slogans de la jeunesse kényane, « sans peur, sans tribu, sans parti », exprime bien cet état d’esprit. C’est une très bonne chose, dans la mesure où il s’agit d’exprimer le rejet de tous les partis de la classe dirigeante et l’unité des masses face aux manœuvres de division ourdies par le régime ou par l’« opposition » bourgeoise.

Mardi, le parti d’opposition Azimio a démonstrativement rejoint les manifestants, quelques heures à peine après s’être préparé à voter la loi de finances si le gouvernement avait accepté quelques amendements. Ces loups déguisés en agneaux défendent le même système corrompu que Ruto. Ils doivent être expulsés du mouvement.

Mais la nature a horreur du vide. Le mouvement doit impérativement se doter d’une direction, sous la forme d’une direction politique, d’un programme et de tactiques de luttes. En l’absence d’une bonne direction, c’est une mauvaise qui occupera cette place.

C’est ce qui s’est passé au Sri Lanka. Les masses y avaient rejeté tous les partis existants. Mais, puisqu’elles ne pouvaient rester indéfiniment mobilisées dans les rues, elles ont cherché un point de référence qui puisse leur proposer une voie pour faire avancer le mouvement. Ce rôle a été joué par les avocats, qui avaient acquis une autorité au sein du mouvement en défendant les victimes de la répression. L’association des avocats proposa alors un programme pour destituer le président… et le remplacer par un autre issu de la même clique dirigeante corrompue.

Cette direction accidentelle n’avait aucunement l’intention de s’attaquer à la véritable cause des problèmes du Sri Lanka : le système capitaliste en crise, qui lie les pays pauvres à l’impérialisme. Ils ont donc joué un rôle lamentable et aidé la classe dirigeante à reprendre le contrôle de la situation, en attendant que les masses, démoralisées et plongées dans la confusion par la politique erronée de leur direction petite-bourgeoise, n’abandonnent le mouvement.

Seule une direction issue du mouvement révolutionnaire lui-même, exprimant ses véritables intérêts et dotée d’un programme visant directement le cœur du capitalisme sri-lankais aurait permis d’éviter ce dénouement.

La révolution kényane en est encore à un stade bien plus précoce. Elle est sur une courbe ascendante. Il ne faut néanmoins pas perdre de temps. Les événements de mardi ont donné aux masses un aperçu enthousiasmant de leur puissance. Mais le travail n’est pas terminé. Le président Ruto semble déterminé à ratifier la loi de finances 2024. Pour l’en empêcher, il faut le renverser, avec tout son gouvernement.

Par quoi le remplacer ? Par un autre gouvernement capitaliste, qui appliquera lui aussi les consignes du FMI et de la Banque mondiale ?

C’est à la classe ouvrière, à la jeunesse et aux pauvres de créer une alternative. Ils représentent l’immense majorité de la société. La clique dirigeante est extrêmement minoritaire, mais elle est organisée à travers l’appareil d’Etat, les partis bourgeois et les organisations patronales, et dispose du soutien total des puissances impérialistes. Cela lui permet d’attendre que le mouvement s’essouffle.

Face à la répression et aux provocations du régime, le mouvement révolutionnaire doit lui aussi s’organiser. Des comités doivent être mis sur pied dans chaque quartier, chaque lycée et chaque entreprise pour impliquer des couches toujours plus larges des masses dans la mobilisation. Ces comités devront organiser la fraternisation avec les éléments de l’appareil de répression, en lançant des appels aux policiers et aux soldats du rang, pour qu’ils suivent l’exemple révolutionnaire des masses et forment leurs propres comités. Ainsi, il serait possible de diviser l’appareil d’Etat lui-même sur une ligne de classe.

Liés à l’échelle régionale et nationale, ces comités pourraient constituer un pouvoir alternatif, permettant aux masses de contester le pouvoir à la bourgeoisie, pour annuler la dette, exproprier les grandes entreprises, les banques et le capital étranger, et ainsi reconstruire la société sur la base d’une économie socialiste planifiée.

Une république socialiste ouvrière du Kenya serait un exemple fantastique pour toutes les masses opprimées du continent et du monde entier !

A bas la loi de finances 2024 !

A bas Ruto et la clique dirigeante corrompue !

Vive la révolution kényane !

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