Il y a près de 75 ans, Julien Lahaut, député communiste, était assassiné. Plus qu’un fait divers isolé, cette affaire révèle l’ampleur du climat anticommuniste dans la Belgique d’après-guerre.

Le 18 août 1950 vers 21 h, deux hommes frappent à la porte du domicile de Julien Lahaut, à Seraing. Lorsque le député communiste arrive à la porte, l’un des deux hommes sort une arme et tire à plusieurs reprises. Ils s’enfuient dans une Vanguard grise où attendaient deux complices.

Lahaut était une figure importante du mouvement ouvrier en Belgique. Formé comme chaudronnier, il se syndique très tôt, lutte pour le suffrage universel, s’engage volontairement lors de la Première Guerre Mondiale. Exclus du POB en 1921 pour ses sympathies bolcheviques, il rejoint le Parti Communiste Belge en 1923. En 1936, il soutient activement l’Espagne républicaine. Il entre en résistance dès 1940, s’oppose publiquement au rexisme malgré les lois nationalistes qui visent le PCB et participe à la fameuse grève des 100 000 en 1941. Le jour même de la rupture du pacte germano-soviétique, il est arrêté puis déporté. Condamné à mort pour avoir organisé des sabotages dans des usines de guerre, il survit jusqu’à la libération du camp de Mathausen par les troupes américaines. Décrit par ses camarades de déportation comme « un homme qui portait le soleil dans sa poche »[1], il revient en Belgique en héros, symbole du PCB qui lui accorde le titre de président d’honneur.

La question royale et un serment agité

À la fin de la guerre, la question royale divise Belgique.

La consultation populaire qui est organisée, bien que favorable à Léopold III, révèle une importante fracture entre la Flandre royaliste, du fait de sa composition sociale principalement paysanne, et la Wallonie industrialisée et ouvrière majoritairement opposée au souverain. Preuve du caractère de classe du vote, les centres industriels flamands, par exemple de Gand et d’Anvers, s’opposent également au retour du Roi, dont l’attitude pendant la guerre révélait une certaine complaisance vis-à-vis de l’envahisseur nazi. Les communistes, ainsi que la classe ouvrière dans son ensemble, étaient en effet bien conscients que le retour de Léopold III représentait le retour au régime politique d’avant-guerre, ainsi que la perte des espoirs de changement radical d’après-guerre.

Léopold III sera finalement forcé transmettre ses pouvoirs à son fils Baudouin dans un contexte extrêmement tendu et après des manifestations, des attentats et une véritable insurrection du côté wallon. Durant la grève générale de fin juillet, 4 ouvriers trouveront la mort suite à la répression féroce de la gendarmerie. C’est une véritable vague de répression s’abattra contre les militants ouvriers et communistes.[2]

Lors de la prestation de serment de Baudouin, un cri brise le silence cérémonial : « Vive la république ! ». Si le cri vient clairement du côté des communistes, c’est à tort qu’il est attribué à Julien Lahaut. Quand, une semaine plus tard, le député communiste est assassiné, l’hypothèse de la vengeance d’un groupuscule de royalistes pour l’affront fait au roi s’impose d’elle-même. Pourtant, l’enquête prend rapidement une direction tout à fait différente.

Une enquête qui piétine

Les tueurs n’ont jamais été identifiés par l’enquête policière. Pourtant, plusieurs pistes sérieuses ont été abandonnées sans raison, et de nombreux noms se sont perdus dans la paperasse et les nombreuses archives. Dès le mois d’octobre 1950, une note de la sûreté de l’état mentionne qu’un certain François Goossens, propriétaire d’une Vanguard grise, se serait vanté de participer à l’assassinat. Le rapport montre que les enquêteurs n’ont pas pris la peine de vérifier l’alibi de Goossens le soir du 18 août, et ce dernier sort de leur viseur. Il sera démontré plus tard qu’il était pourtant étroitement lié à l’affaire.

Quelques mois après l’assassinat, une Vanguard grise réapparaît lors de l’agression d’une militante communiste lors d’un vol de documents sensibles en pleine rue. Une partie des documents volés sera publiée dans un journal d’extrême droite dirigé par André Moyen, royaliste convaincu, anticommuniste féroce et à la tête d’un réseau de renseignement indépendant. Moyen sera également écarté de la liste des suspects malgré le fait que son nom réapparaisse régulièrement dans des enquêtes sur des associations anticommunistes très actives, dont le Bloc Anticommuniste Belge (BACB) qui avait pourtant planifié un attentat, finalement avorté, contre Lahaut en 1948.

Lors de l’enquête sur les réseaux royalistes et anticommunistes, plusieurs noms de personnages haut placés seront évoqués. Parmi eux, Marcel de Roover, directeur de la Société Générale Industrielle et Chimique du Haut Katanga, puis directeur de la BRUFINA, une holding de la banque de Bruxelles et Herman Robilliart, directeur de la Société Générale.

Mais si ces noms réapparaissent régulièrement dans l’enquête, le gouvernement PSC de l’époque fait pression pour que l’enquête ne dérange pas trop ces hauts responsables du monde de la finance. En 1962, la piste du BACB est abandonnée, et un non-lieu dans l’affaire Lahaut est finalement prononcé en 1972.

Une deuxième enquête, une troisième enquête

Ce n’est qu’en 1985 que deux historiens, Etienne Verhoeyen et Rudi Van Doorslaer publient un livre qui fait la lumière sur une grande partie de l’affaire Lahaut[3]. Ils apportent notamment la preuve que François Goossens, dont le nom apparaissait dans le dossier dès octobre 1950 et qui n’a jamais été interrogé, faisait bel et bien partie du commando de tueurs. Ils ne révèlent cependant pas son nom afin de protéger sa famille, qui désapprouve ses actes, même si le principal intéressé est à ce moment-là décédé. Les noms des trois autres membres du commando sont également révélés. Il s’agit des frères Eugène et Alex Devillé, fils du bourgmestre PSC de Hal, ainsi que de leur beau-frère, un certain Jan Hamelrijck.

Si des zones d’ombres persistent et que la sortie du livre est très remarquée, les pouvoirs publics continuent à refuser de lancer une enquête de large envergure. En 2002 que Vincent van Quickenborne, alors jeune député, révèle publiquement le nom de Goossens. Aucune enquête officielle ne se met pourtant en marche.

En 2007, Eugène Devillé passe aux aveux et confirme la présence de Goossens parmi les tueurs le soir du 18 août 1950. L’année suivante, le Sénat accepte finalement de lancer une enquête. Emmanuel Gérard, Widukind De Ridder et Françoise Muller, experts du Centre d’études et de documentation Guerres et Sociétés contemporaines, sont mandatés pour enquêter. C’est en finalement en 2015 que sort le résultat de leurs recherches.[4]

En plus de confirmer les noms des 4 membres du commando de tueurs, l’exploration des archives met en évidence des liens évidents entre Robilliart, de Roover et le réseau anticommuniste d’André Moyen, qu’ils finançaient activement. Moyen, qui leur remettait des rapports réguliers sur les activités communistes en Belgique, est l’organisateur principal de l’assassinat de Julien Lahaut, dont François Goossens et ses trois complices sont les exécuteurs. L’enquête menée avec une complaisance plus qu’inquiétante aura permis aux principaux responsables de s’en sortir sans avoir à rendre de comptes.

65 ans de connivence avec l’extrême droite

Julien Lahaut a été assassiné à l’âge de 65 ans. Honteusement, c’est le temps qu’il aura fallu pour révéler la vérité.

Ce que montre cette affaire, c’est la connivence entre les milieux d’extrême droite catholiques, royalistes et anticommunistes et le plus haut niveau du monde de la finance en Belgique. La leçon à en tirer est glaçante : il a existé en Belgique des réseaux anticommunistes assez puissants et implantés dans l’appareil d’état pour pouvoir commanditer un assassinat sans jamais être inquiétés. Cette situation n’est pas sans rappeler le climat des années 70, quand le regain d’intensité de la lutte des classes et de la Guerre Froide avait jeté sur l’Europe un nouveau vent de menace rouge dont de nombreuses organisations d’extrême-droite avaient profité pour jouer sur la « stratégie de la tension »[5]. (Lire notre article sur le sujet).

Aujourd’hui, nous ne sommes plus dans un contexte de guerre froide aussi tendu, mais nous vivons en revanche une période de recrudescence de la lutte des classes sur fond d’un accroissement considérable des crises du capitalisme. Si pour le moment les forces vives du communisme sont moins nombreuses que lors du XXème siècle, nous voyons cependant un regain d’intérêt conséquent des jeunes et des travailleurs pour nos idées révolutionnaires. Nous voyons aussi que le camp capitaliste — l’état, les industriels, les politiciens laquais qui servent les intérêts bourgeois — s’en alarme et cherche tous les moyens possibles pour, une nouvelle fois, étouffer cette colère, tenter de discréditer toutes celles et ceux qui revendiquent publiquement le progrès social.

Julien Lahaut a représenté une menace pour le capitalisme belge toute sa vie durant, et bien que nous ne partageons pas ses positions politiques staliniennes, il est indubitablement une des figures les plus combative et courageuse de notre classe ouvrière. Les enseignements qu’il nous lègue sont trop nombreux pour en poser une liste exhaustive ici, mais on peut souligner l’abnégation sans faille de ce militant hors-pair, sa lutte constante jusque dans la déportation, sa fougue révolutionnaire infatigable qui guidait sans relâche la soif de justice sociale des travailleuses et travailleurs belges.

L’assassinat du Camarade Lahaut en dit long sur le pourrissement qui fermente dans les classes supérieures, mais surtout sur ce qu’ils sont prêts à mettre en œuvre si leurs intérêts de classe sont mis en danger par ceux qui luttent pour un monde juste.

 

[1] Jules Pirlot, LAHAUT Julien Victor, Le Maitron - dictionnaire biographique du mouvement ouvrier, https://maitron.fr/spip.php?article88443, version mise en ligne le 16 juillet 2010, dernière modification le 5 octobre 2010

[2] En 1951, une loi interdira même l’accès des communistes à la fonction publique : après avoir vu son régime ébranlé, la bourgeoisie se venge.

[3] Rudy Van Doorslaer, Etienne Verhoeyen, L’assassinat de Julien Lahaut. Une histoire de l’anticommunisme en Belgique, Anvers, Edition EPO, 1987

[4] Emmanuel Gérard (éd.), Françoise Muller et Widukind De Ridder, Qui a tué Lahaut ? Les dessous de la guerre froide en Belgique, La Renaissance du Livre, 2015.

[5] https://marxiste.be/index.php/85-analyse/1180-les-tueries-du-brabant-quand-l-extreme-droite-commet-des-attentats-terroristes-avec-la-benediction-de-l-otan

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