La première année

Lors de mon arrivée au Conservatoire en 2022, j’ai entendu pour la première fois les histoires abusives concernant un professeur de corps, racontées par les étudiantes de deuxième année. Ce professeur invitait ses élèves dans son cabinet de massage, situé à côté de l’école. Officiellement, c’était pour les aider à soulager des douleurs menstruelles ou de l’endométriose. En réalité, il utilisait ces douleurs comme prétexte pour proposer des séances de « thérapie par le massage ». Et durant ces séances, il s’en suivait des attouchements.”

Un deuxième professeur, en art dramatique cette fois, faisait aussi l’objet de nombreuses critiques. On disait de lui qu’il adorait trouver des boucs émissaires, et qu’il tenait des propos très sexualisants à l’égard des élèves femmes. Il disait des choses comme :
« Si j’avais ton âge, je me te serais tapée », « T’as un corps de rêve », « Tu ressembles à une pute, fais la pute. »
Il se moquait également des hommes perçus comme efféminés ou homosexuels. Avant d’enseigner au Conservatoire, il était à l’IAD à Louvain-la-Neuve, où il a été écarté d’une certaine manière, même s’il continuait à être rémunéré.

Quand la direction a été interpellée à propos de ces situations, elle s’est retranchée derrière l’argument que « rien ne s’était passé dans l’enceinte du Conservatoire ». Pour l’un, les faits s’étaient déroulés dans son cabinet de massage, donc hors du cadre scolaire ; pour l’autre, cela s’était passé dans son ancienne école. Le prof de corps ne pouvait plus donner de cours individuels - mais il continuait simplement à le faire derrière.

Alors, avec ma promotion, nous avons décidé de boycotter les cours de ces deux professeurs. Nous étions cinq sur vingt-sept à le faire : quatre femmes et un homme. Deux ont maintenu le boycott toute l’année. Moi, je suis finalement retourné aux deux derniers cours, sous la menace de ne pas pouvoir valider mon année. Mes deux camarades, elles, ont obtenu de rendre un travail écrit à la place, accompagné d’un certificat médical attestant que, suite à leurs traumas, elles étaient inaptes à suivre ces cours dans l’ambiance qui régnait. Elles ont dû se battre pour cela, car la psychologue de l’école ne leur apportait aucun soutien.

Nous n’avons pas seulement boycotté les cours, nous avons aussi confronté les professeurs. Lors d’un cours, nous avons interpellé le professeur d’art dramatique, en lui exposant ce que nous avions entendu, et ce que nous avions lu sur son passage à l’IAD. Il nous a répondu, rouge comme une tomate :
«Je ne dis pas que ce n’est pas arrivé, je dis que ce n’était pas moi. »
À partir de là, nous ne voulions plus de lui comme enseignant. Il s’est mis en arrêt maladie pour le reste du premier semestre. Au second quadrimestre, lorsqu’il a voulu revenir, deux groupes ont été formés. Nous nous sommes retrouvés dans un groupe avec un autre professeur, composé majoritairement de filles.

C’est ainsi que s’est terminée notre première année.

La deuxième année

En deuxième année, l’administration a retiré les deux professeurs de notre emploi du temps, pour éviter les conflits. Ils les ont affectés uniquement aux premières années, pensant que ces nouveaux étudiants ne seraient pas informés.

Mais après de nouveaux incidents et doutes, les premières sont venues nous parler. En réponse, nous avons organisé des assemblées générales (AG) avec toute la filière théâtre. Environ 75 étudiants sur 100 étaient présents. Pendant trois semaines, nous avons occupé chaque matin un amphithéâtre pour décider ensemble du déroulement de la journée.

L’une des actions décidées en AG fut un sit-in pendant le cours du professeur de corps. Les premières suivaient le cours sur papier, officiellement, pour éviter les représailles. Pendant ce temps, les étudiants des autres années assistaient au cours en silence. La pression était immense. L’administration nous a convoqués le lendemain, mais elle n’a rien pu faire contre nos actions.

La veille de la journée portes ouvertes, des tags ont été peints dans l’école pour avertir les futurs étudiants. En réaction, la direction a appelé la police. Que la police ait été mobilisée pour des tags, et pas pour les accusations d’agressions, a profondément choqué et ravivé la colère, particulièrement parmi les étudiantes.

On entendait aussi dire que le professeur de corps visait une promotion interne, pour devenir représentant de la section « corps », ce qui lui aurait donné encore plus de légitimité au sein de l’institution. C’était une véritable provocation.

Sous pression de notre mobilisation qui attirait l’attention médiatique — notamment plusieurs articles parus dans Le Soir —, l’administration ne pouvait plus prétendre qu’il s’agissait d’un simple conflit interne. La Fédération Wallonie-Bruxelles a fini par ouvrir une enquête, appelant aux témoignages des élèves.

Entre-temps, de plus en plus d’étudiants ont refusé d’avoir cours avec ces deux professeurs. Ils se sont alors mis en arrêt maladie. Le professeur de théâtre a pris sa retraite à la fin de l’année. Cela a laissé un goût amer, car ils donnaient l’impression de partir sans conséquences. Mais dans le milieu artistique, ils sont désormais connus comme les loups blancs. Et notre objectif premier était de protéger les potentielles victimes.

Les discussions

Ceux qui nous critiquaient s'appuyaient toujours sur l’argument du manque de preuves. On nous accusait même de harceler les professeurs. Mais ce n’est pas vrai : nous avions les témoignages de nos camarades, de nos amies. Nous répondions alors : «Vous dites donc qu’elles, les victimes, mentent?»

Nous avons aussi débattu de la présomption d’innocence pendant une AG. Selon cette logique, aucune sanction ne peut être prise tant qu’il n’y a pas de certitude. Mais cette posture ne protège pas les potentielles victimes. Il faudrait aussi une présomption de précaution: lorsqu’il y a doute, lorsqu’on est dans un “50-50”, il faut pouvoir mettre en place des mesures protectrices, le temps de l’enquête.

La troisième année

Quand nous sommes arrivés en troisième année, nous avons appris qu’une réunion avait eu lieu entre les membres du corps professoral. Les professeurs ont dit au professeur de corps qu’ils ne voulaient plus travailler avec lui.

C’est suite à cela qu’il a été définitivement renvoyé. On n’a pas encore tous les détails, mais techniquement, s’il a été renvoyé, c’est qu’il doit y avoir une suite juridique.

Sous la pression de la mobilisation, la culture interne a profondément changé. Les professeurs demandent désormais le consentement à chaque étape du cours.
C’est vrai que parfois, cela peut sembler “too much” de devoir demander l’autorisation pour poser une main sur une épaule. Mais en réalité, c’est en répétant ces gestes de respect, en les intégrant au quotidien, que cela devient naturel, et que chacun se sent à l’aise.

Je trouve que c’est un apprentissage essentiel. Dans une école de théâtre, le travail demande une implication profondément humaine, parfois même intime — que ce soit sur le plan physique ou émotionnel. Et le respect des limites fait partie intégrante de cet apprentissage.


Cette affaire est loin d'être un cas isolé, en témoigne cette campagne de la FEF contre les VSS :

 

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