La campagne pour une réduction du temps de travail s’élargit et prend actuellement de l’ampleur, mais cela ne sera pas suffisant pour qu’elle devienne réalité. Pour gagner cette bataille, il faut avant tout constater l’existence d’intérêts opposés sur ce sujet, alors que certains prétendent que la RDT sera avantageuse pour toutes les parties concernées, aussi bien pour les travailleurs que pour les patrons.

L’idée d’une réduction collective du temps de travail (RDT) gagne de plus en plus de terrain, la crise économique l’ayant notamment rendue populaire au sein des syndicats comme moyen de lutte contre le chômage.Une campagne active de la part d’organisations de femmes, de faiseurs d’opinion, des écologistes, du PTB et de certaines centrales syndicales (Setca et CNE) a amplifié l’écho donné à cette idée. De son côté, le PS a commencé à promouvoir la semaine des quatre jours avec maintien du salaire ; en Flandre, les jeunesses socialistes font campagne pour la semaine des 30 heures et le sp.a s’est lancé dans l’exercice d’un congrès sur le thème de ‘reprendre prise sur notre temps’. Ces propositions se limitent encore pour l’instant à des formules individuelles et à du ‘sur mesure’. Mais avec la pression de la montée du PVDA en Flandre (et du PTB en Wallonie), il ne faudra pas attendre longtemps avant que le sp.a n’adopte la revendication globale de la réduction collective du temps de travail.

Opposition historique des patrons

Même si la campagne pour une réduction du temps de travail s’élargit et prend actuellement de l’ampleur, cela ne sera pas suffisant pour qu’elle devienne réalité. Pour gagner cette bataille, il faut avant tout constater l’existence d’intérêts opposés sur ce sujet, alors que certains prétendent que la RDT sera avantageuse pour toutes les parties concernées, aussi bien pour les travailleurs que pour les patrons. En réduisant la journée de travail, les travailleurs seraient plus productifs, ce qui arrangerait bien les affaires patronales. C’est là la vision de certaines organisations de femmes ou d’écologistes comme la New Economic Foundation. Certains comme Rutger Bregman, une éditorialiste néerlandaise qui avance par ailleurs de bons arguments pour la RDT, présentent ainsi la réduction du temps de travail comme une forme d‘entreprenariat intelligent’.

Mais évitons d’être naïfs. La réalité est que les capitalistes s’opposent à une RDT collective, aussi bien en Belgique que dans les autres pays et cela sans inflexion depuis 200 ans.  Aujourd’hui, dans notre pays, Karel Van Eetvelt, l’homme de poigne d’UNIZO, l’association du petit et moyen patronat en Flandre, pense que la RDT est ‘une folie’. La difficulté de combiner le travail et la vie familiale, ne serait selon lui ‘un vrai problème que pour une minorité de femmes’.  Et il est bien connu qu’au XIXe siècle les capitalistes s’opposaient déjà à une journée de travail plus courte. Karl Marx décrit de façon remarquable dans le Capital comment les patrons ont  sapé  la campagne pour réduire les heures de travail et comment des économistes bourgeois de renom se sont lancés dans les théories les plus absurdes pour justifier le refus patronal. Un professeur d’économie de la prestigieuse université d’Oxford, William Senior, contemporain de Marx, développait ainsi l’idée farfelue selon laquelle tous les bénéfices ne se feraient que dans la ‘dernière heure de travail’.  Une réduction du temps de travail aurait alors des conséquences catastrophiques.  Dans le Capital, Marx règle leur compte à ces théories.  C’est finalement le mouvement ouvrier qui réussira à imposer, par la lutte, une réduction du temps travail : le Premier Mai, journée de lutte  internationale des travailleurs pour les 8 heures de travail, 8 heures de loisirs et 8 heures de sommeil, nous le rappelle chaque année.

S’il était vrai, comme le prétendent certains, que les capitalistes n’auraient que des avantages à une réduction du temps de travail, cela ferait longtemps qu’elle serait appliquée. Et ce n’est pas le cas. Madeleine Ellis-Petersen, de la New Economic Foundation, tente d’expliquer ce paradoxe en prétendant que les patrons sont lents à la compréhension et ‘qu’ils ne se rendent pas encore compte de leurs avantages’. Cette position est totalement absurde : Si tel était le cas, un seul capitaliste intelligent aurait suffi à généraliser la RDT vu que ce capitaliste aurait été plus productif et aurait pu accaparer tout le marché jusqu’à ce le reste fasse de même. Une législation limitant le temps de travail n’aurait même pas été nécessaire.  La réalité est qu’en l’absence de régulation, le temps de travail atteint 12h, 15h par jour, ou même plus (par exemple au XIXe siècle ou aujourd’hui dans certains pays). Il faut aussi signaler que, sous le capitalisme, toute législation subit des pressions, comme celles qu’exerce aujourd’hui  la loi Peeters pour la flexibilisation du temps de travail, en élargissant les possibilités de travail de nuit pour attirer des activités liées à l’e-commerce.

Mais pourquoi les capitalistes s’opposent-ils à la réduction du temps de travail ?

Ce n’est pas un hasard si les capitalistes s’opposent constamment et partout à la RDT.  Il est évident qu’une soudaine RDT avec maintien des salaires mensuels réduirait les bénéfices : soit il faudrait rémunérer plus de travailleurs, soit la production diminuerait. Aucun débat sur ce point : ceux qui prétendent que la RDT prodigue in fine des avantages aux patrons seront aussi d’accord sur le fait qu’une RDT soudaine va à l’encontre des intérêts patronaux, car elle augmente le salaire horaire, à production constante, et revient à un transfert des bénéfices vers les salaires.

Il est encore plus pertinent de comprendre pourquoi l’augmentation de la productivité que l’on connaît depuis des années et même des décennies, n’a pas ou à peine été transformée en réduction du temps de travail. Confrontés aux revendications des travailleurs, les chefs d’entreprise préfèrent augmenter les salaires que réduire la durée du travail. Il existe trois raisons principales à cela :

  1. L’existence de ‘coûts fixes’ lors du recours à la force de travail. Les patrons s’engagent à faire des coûts pour recruter de nouvelles personnes (par ex. la gestion des sollicitations), la formation des personnes concernées, la planification de leur travail etc. Imaginons que la RDT diminue le temps de travail de moitié, le patron aura dès lors besoin de deux travailleurs à la place d’un, doublant ainsi les coûts fixes (le patron pourrait également pousser un travailleur à prester des heures supplémentaires, mais cela induirait aussi des coûts plus élevés).
  2. L’existence de coûts fixes du capital. Imaginons qu’une machine soit utilisée pendant 5 ans avant d’être technologiquement obsolète et de devoir être remplacée : dans ce cas, le capitaliste a tout intérêt à utiliser la machine le plus longtemps possible (et aussi le travailleur qui l’utilise) afin de répartir le coût fixe sur plus de produits. En principe, le problème peut être évité avec le travail en équipe, mais en pratique ceci n’est pas réalisable ou aboutit à des frais supplémentaires.
  3. La RDT peut réduire à court terme le chômage, faisant ainsi basculer les rapports de force en faveur des travailleurs et augmentant les salaires. L’existence d’une armée de réserve de chômeurs est cruciale pour la régulation du taux de profit, et les capitalistes comprennent très bien l’intérêt qu’ils ont à augmenter l’offre du travail (entre autres via la pression sur les travailleurs sans emploi, l’augmentation de l’âge de la retraite, l’immigration sélective, etc.)

Marx à propos de la semaine de 15h de Keynes

En 1930, John Maynard Keynes, le plus grand économiste du XXe siècle, prévoyait que le temps de travail diminuerait à 15h par semaine dans les 100 ans à venir, grâce au progrès technologique qui augmente la productivité et crée ainsi la possibilité de produire le même volume de marchandises plus rapidement. Cette fameuse prédiction est souvent utilisée comme argument pour la faisabilité d’une RDT. C’est juste, mais personne ne semble s’interroger sur les raisons de l’absence de concrétisation de cette prévision, malgré une augmentation de la productivité au-delà des attentes de Keynes.  Ce paradoxe avait été prévu par Marx dans son Capital (Livre 1, chapitre 15) ; Marx y explique que les nouvelles machines créent en effet la possibilité objective d’une réduction du temps de travail, mais que, sous le capitalisme, cela aboutit souvent à la situation inverse (c’est-à-dire, une augmentation de la durée du travail) car les patrons doivent amortir les coûts fixes de ces nouvelles machines.

Voilà non seulement une bonne application de la dialectique de Marx, mais aussi la preuve, à travers sa pensée économique, qu’il était un géant intellectuel largement en avance sur son temps.

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