Après douze ans de soulèvements, de guerre, de carnages et de trahisons, la révolution qui a éclaté en 1791, à Saint-Domingue, a finalement abouti à l’abolition de l’esclavage et à l’indépendance d’Haïti.

Après douze ans de soulèvements, de guerre, de carnages et de trahisons, la révolution qui a éclaté en 1791, à Saint-Domingue, a finalement abouti à l’abolition de l’esclavage et à l’indépendance d’Haïti.

Cette révolution fut la conséquence et un prolongement de la révolution française. Ses étapes successives, marquées par de nombreux chocs et revirements, furent largement déterminées par le flux et le reflux de la révolution en France.

L’histoire de cette révolution est faite d’héroïsme et de sacrifices. Les esclaves insurgés ont fini par vaincre, tour à tour, les grandes puissances européennes qu’étaient l’Espagne, l’Angleterre et la France. Mais c’est aussi une histoire faite de l’avarice, du cynisme et de la cruauté inhumaine des classes possédantes.

La révolution de Saint-Domingue mérite d’être mieux connue des travailleurs et de la jeunesse de notre époque. C’est dans le livre remarquable de C.L.R. James, Les Jacobins Noirs, écrit en 1938, que l’on en trouve l’explication la plus complète et la plus sérieuse. Ici, nous ne pouvons qu’en retracer les grandes lignes.

Après l’arrivée de Christophe Colomb sur les côtes de l’île, qu’il appellera Hispaniola, une colonie espagnole a été fondée dans sa partie sud-est. Les colonisateurs ont apporté avec eux le christianisme, les travaux forcés, les massacres, les viols et les pillages. Ils ont apporté également des maladies infectieuses. Pour soumettre les indigènes rebelles, ils organisaient des famines. La conséquence de cette « mission civilisatrice » fut une réduction dramatique de la population indigène, qui est passé de 1,3 million à seulement 60 000 en l’espace de 15 ans.

La bourgeoisie française s’engraissait de l’esclavage et de toutes les abominations nécessaires à sa perpétuation

En 1695, le traité de Ryswick attribuait la partie occidentale de l’île à la France, et au cours du 18e siècle, la traite des esclaves s’est masssivement développée. Capturés en Afrique et embarqués de force, les esclaves traversaient l’Atlantique enchaînés et rangés dans les cales suffocantes des navires négriers. Ce commerce a déplacé des centaines de milliers d’Africains vers l’Amérique et les Indes occidentales, où ils étaient livrés à l’insondable cruauté des possédants blancs.

Marqués d’un fer chaud, les esclaves subissaient le fouet, les mutilations et toutes sortes de sévices. Leurs propriétaires se vantaient des « mille raffinements » des méthodes de punition et de mise à mort. Ils leur versaient de la cire enflammée sur la tête. Ils leur faisaient manger leurs excréments. Les condamnés à mort étaient brûlés vifs ou mourraient attachés aux « quatre poteaux », le ventre ouvert, cependant que les chiens des maîtres mangeaient leurs entrailles.

La bourgeoisie française s’engraissait de cette exploitation brutale et de toutes les abominations nécessaires à sa perpétuation. Les propriétaires de Saint-Domingue étaient corrompus par le pouvoir de vie ou de mort qu’ils avaient sur cette masse grandissante d’êtres humains. La fortune de la bourgeoisie maritime, bâtie sur la traite des esclaves, était en partie investie dans la colonie. Avec ses agents et négociants, ainsi que des fils de nobles appauvris et divers marchands, cette classe de propriétaires formait la strate supérieure de la société coloniale, en dessous de laquelle se trouvaient les clercs, les notaires, les avocats, les régisseurs, les chefs de travaux et les artisans.

« S’il n’y avait pas un point du globe qui portât autant de misère qu’un navire de négrier, » lit-on dans Les Jacobins Noirs, « aucune partie du monde, compte tenu de sa surface, ne recelait autant de richesses que la colonie de Saint-Domingue. » Ainsi, de nombreux « petits blancs » - travailleurs journaliers, vagabonds urbains et criminels - s’installaient à Saint-Domingue dans l’espoir d’y faire fortune et d’y jouir d’une considération qui était hors de leur portée en France. Pour la bourgeoisie maritime de Nantes et de Bordeaux, l’abolition de l’esclavage signifiait la ruine. Il en était de même pour les propriétaires des esclaves sur l’île. Et aux yeux des « petits blancs », le maintien de l’esclavage et des distinctions raciales était essentiel. A maintes reprises, dans l’histoire de la colonie, ils ont montré qu’ils ne reculaient devant aucune atrocité pour les préserver.

Une infime fraction des noirs -cochers, cuisiniers, nourrices, domestiques, etc. - échappait au calvaire permanent que subissait la masse des esclaves, et pouvait même acquérir un peu d’instruction. C’est de cette fine couche sociale que viendront la plupart des chefs de la révolution, dont Toussaint Bréda, le futur Toussaint Louverture.

Le père de Toussaint est arrivé sur l’île dans les cales d’un navire négrier, mais il a eu la chance d’être acheté par un colon qui lui accordait certaines libertés. Le premier né de huit enfants, Toussaint eut comme parrain un esclave du nom de Pierre Baptiste, qui lui enseigna un français rudimentaire. Il devint gardien de troupeaux, puis cocher. Parmi les livres que Toussaint a pu lire, il y avait Histoire philosophique et politique des Etablissements et du Commerce des européens dans les deux Indes, publié en 1780 par l’abbé Raynal. Convaincu qu’une révolte éclaterait dans les colonies, l’abbé écrivait : « Deux colonies de nègres fugitifs existent déjà. Ces éclairs annoncent le tonnerre. Il ne manque qu’un chef courageux. Où est-il ? Il surgira, n’en doutons pas. Il viendra et brandira le drapeau sacré de la liberté. »

Lorsque la révolution française a éclaté, les « petits blancs » y ont vu l’occasion de porter un coup à l’autorité royale et de se faire reconnaître comme les maîtres de l’île. Depuis longtemps, ils prônaient l’extermination de tous les mulâtres - au « sang mélangé » - dont ils voulaient s’approprier les biens. De nombreux mulâtres avaient été incorporés dans la milice de l’autorité royale, qui s’appuyait sur eux pour résister à l’agitation « révolutionnaire » des blancs.

La condition avilissante de l’immense majorité des esclaves engendrait chez nombre d’entre eux un fatalisme et une indifférence quant à leur sort personnel. Cependant, des actes de résistance n’étaient pas rares. Ils pouvaient prendre la forme d’une « évasion » par le suicide ou de l’empoisonnement des esclavagistes, de leurs femmes et de leurs enfants.

Les esclaves qui fuyaient leur maître se cachaient dans les régions montagneuses et les forêts, où se formaient des groupes de fugitifs libres appelés « marrons ». Au milieu du 18e siècle, l’un d’entre eux, Makandal, projeta de soulever les noirs en masse et chasser les colons. Son plan prévoyait l’empoisonnement de l’eau de toutes les maisons des colons. Mais ce plan n’a jamais été exécuté. Trahi, Makandal a été capturé et brûlé vif en 1758.

En 1790, la révolution française est en reflux. La bourgeoisie maritime, qui prédominait dans l’Assemblée nationale, trouvait son compte dans le compromis établi avec la monarchie, et ne souhaitait pas que la révolution aille plus loin. Elle refusa de reconnaître les droits des mulâtres, de peur d’ouvrir la voie à une révolte des esclaves noirs. Cependant, de même que le conflit d’intérêts entre la bourgeoisie et la monarchie, en France, avait ouvert un espace pour l’entrée en action des masses parisiennes, le conflit entre les blancs et les mulâtres de Saint-Domingue déclencha la révolution des esclaves, qui éclata dans la nuit du 22 au 23 août 1791.

Les instigateurs de l’insurrection se réunirent autour de leur chef Boukman dans la forêt de la montagne Morne Rouge, à la lueur de torches et sous la pluie d’un orage tropical. Après avoir bu le sang d’un porc égorgé, Boukman proclama une prière : « Le Dieu des blancs leur inspire des crimes, mais le nôtre ne nous pousse qu’aux bonnes actions. Notre Dieu, bon pour nous, nous ordonne de nous venger des offenses reçues. Il dirigera nos armes et nous aidera. » En quelques heures, l’insurrection avait dévasté la moitié de la plaine du nord. Les esclaves détruisaient et tuaient inlassablement, au cri de « Vengeance ! Vengeance ! ».

L’insurrection parisienne du 10 août 1792 eut des conséquences immenses pour les esclaves de Saint-Domingue

Un mois après le début de l’insurrection, Toussaint Louverture la rejoint et devient, à côté de Biassou et Jean-François, l’un des dirigeants du mouvement. Les esclaves en révolte dominaient les campagnes, mais commencèrent alors à marquer le pas. Devant l’enlisement de l’insurrection, ses chefs, dont Toussaint, s’apprêtaient à abandonner la lutte en échange de la liberté d’une soixantaine de chefs. Mais les propriétaires ne voulaient rien savoir. Aucun compromis n’était possible. Ainsi, pour l’armée révolutionnaire, dont Toussaint est rapidement devenu le chef incontesté, c’était désormais la liberté ou la mort !

Le gouvernement français envoya une expédition militaire, dirigée par le général Sonthonax, pour rétablir l’ordre sur l’île. Cependant, avant qu’elle n’arrive à Saint-Domingue, l’insurrection parisienne du 10 août 1792 renversa la monarchie et chassa les représentants de la bourgeoisie esclavagiste. Cette nouvelle phase de la révolution française eut des conséquences immenses pour les esclaves de Saint-Domingue, car les masses populaires en armes sur lesquelles reposait le pouvoir révolutionnaire étaient favorables à l’abolition de l’esclavage. Pour la première fois, les esclaves de Saint- Domingue avaient de puissants alliés en France ! Toussaint et son armée d’esclaves se sont rangés du côté de l’Espagne pour combattre les forces armées envoyées de France. Après avoir réorganisé ses troupes, Toussaint a enlevé une série de villes. Les Britanniques, profitant des difficultés de Sonthonax, prirent le contrôle de toute la côte occidentale, à l’exception de la capitale. Débordé de tous les côtés et menacé de défaite, Sonthonax sollicita le soutien de Toussaint face aux Britanniques. A cette fin, il est allé jusqu’à décréter l’abolition de l’esclavage. Mais Toussaint était méfiant. Quelle était l’attitude de Paris ? Sonthonax n’avait-il pas été envoyé pour « rétablir l’ordre » pour le compte des esclavagistes ? Ce n’est que lorsque Toussaint prend connaissance du décret du 4 février 1794, abolissant l’esclavage, qu’il se retourne enfin contre les Espagnols et se joint à Sonthonax pour combattre les Britanniques.

L’autorité et le pouvoir de Toussaint Louverture, désormais officier de l’armée française, ne cessent de grandir. Avec 5000 hommes sous ses ordres, il tient une ligne de positions fortifiées entre le nord et l’ouest de l’île. Les forces britanniques et espagnoles, en face, étaient supérieures en armement et en approvisionnement. Il y avait aussi les forces mulâtres commandées par Rigaud, qui étaient de mèche avec les Britanniques.

Presque tous les soldats de Toussaint étaient nés en Afrique. Ils ne parlaient pas français, ou très peu. Leurs officiers étaient d’anciens esclaves, comme Dessalines, qui portait sous son uniforme de l’armée française les traces du fouet de ses anciens maîtres. Leur force venait de leur enthousiasme révolutionnaire et de la crainte de la restauration de l’esclavage. Leur arme principale était les mots d’ordre de la révolution : liberté et égalité. Cela donnait aux anciens esclaves un avantage colossal sur les troupes adverses, qui se battaient pour des intérêts qui n’étaient pas les leurs. Mal armés et affamés, les anciens esclaves faisaient preuve d’un courage et d’une combativité extraordinaires sous le feu de l’ennemi. Quand les munitions manquaient, ils se battaient avec des pierres ou à main nue.

La lutte pour la liberté exerçait une attraction sur tous les opprimés de l’île, ce qui donnait à l’armée de Toussaint une base sociale de masse. Lorsqu’un certain Dieudonné, qui se trouvait à la tête de quelques milliers de « marrons », s’apprêta à passer du côté des généraux mulâtres Rigaud et Beauvais et de leurs alliés britanniques, Toussaint lui a adressé une lettre pour lui exposer son erreur : « Les Espagnols ont pu m’aveugler quelques temps, mais je n’ai pas été long à reconnaître leur rapacité. Je les ai abandonnés et les ai bien battus. [...] S’il est possible que les Anglais aient réussi à vous tromper, mon cher frère, abandonnez-les. Unissez-vous aux honnêtes républicains, et chassons tous ensemble ces royalistes de notre pays. Ce sont des rapaces qui veulent nous rejeter aux fers que nous avons eu tant de mal à briser. »

Cette lettre a été lue aux troupes de Dieudonné par un émissaire de Toussaint. Les noirs qui l’écoutaient ont aussitôt dénoncé la trahison de Dieudonné, qui a été arrêté et jeté en prison. Comme l’écrit James à propos de cet incident : « Preuve que malgré leur ignorance et leur incapacité à s’y reconnaître au milieu des masses de proclamations, mensonges, promesses et traquenards qui les environnaient, ils voulaient combattre pour la liberté. »

Entre temps, en France, la révolution avait atteint ses limites. Les couches inférieures de la société, qui avaient été la force motrice de la révolution, ne pouvaient pas outrepasser les limites de l’ordre bourgeois, et la réaction releva sa tête. Après la chute des Jacobins, ce sont les ennemis des esclaves, et notamment la bourgeoisie maritime, qui sont revenus aux affaires.

Toussaint a senti que le vent tournait. Sonthonax, conscient lui aussi du danger d’une restauration de l’esclavage, avait proposé à Toussaint de chasser définitivement les colons blancs de l’île. Toussaint a refusé cette proposition, et finit par renvoyer Sonthonax en France. Ce geste a incité le Directoire à soupçonner Toussaint de s’orienter vers l’indépendance, ce qui n’était pas le cas. Toussaint craignait en fait que la France ne cherche à rétablir l’esclavage.

Pour rassurer le Directoire, Toussaint a envoyé une longue et remarquable lettre, lui assurant de sa fidélité. Mais il s’agit surtout d’une fidélité aux idées de la révolution et à l’émancipation des esclaves. « La France ne reniera pas ses principes, elle ne nous enlèvera pas le plus grand de ses bienfaits, elle nous protégera contre nos ennemis, [...] elle ne permettra pas que son décret du 16 pluviôse, qui est un bonheur pour l’humanité, soit révoqué. Mais si, pour rétablir l’esclavage à Saint-Domingue, on faisait cela, alors je vous le déclare, ce serait tenter l’impossible ; nous avons su affronter des dangers pour obtenir notre liberté, et nous saurons affronter la mort pour la maintenir. »

Sur place, à Saint-Domingue, Toussaint avait encore à venir à bout des armées de la Grande-Bretagne. Celles-ci avaient déjà payé un lourd tribut à la volonté révolutionnaire des anciens esclaves. A la fin de 1796, la guerre avait tué 25 000 soldats britanniques et en avait blessé 30 000. Face à de telles pertes - sans résultat tangible - le gouvernement de Sa Majesté avait décidé de se retirer et de ne conserver que Môle Saint Nicolas et l’Ile de la Tortue. Mais Toussaint n’allait même pas leur accorder cette présence symbolique. Avec Rigaud, le général mulâtre devenu depuis peu son allié, il lança une offensive de grande envergure qui ne laissait au général britannique Maitland d’autre choix que d’évacuer toute la partie occidentale de l’île.

En France, la bourgeoisie maritime voulait retrouver les fabuleux profits de l’époque pré-révolutionnaire

En juillet 1797, le Directoire désignait le général Hédouville comme représentant spécial de la France à Saint-Domingue. Le général avait pour mission de réduire le pouvoir et la capacité militaire de Toussaint en attendant de nouveaux renforts militaires. Il est arrivé à Saint-Domingue en avril 1798, au moment où Toussaint infligeait la défaite aux Britanniques.

Hédouville conclut un accord avec Rigaud qui, une fois de plus, se retourna contre Toussaint. Face aux provocations et menaces d’Hédouville, Toussaint ordonna à Dessalines de l’attaquer. La campagne foudroyante de Dessalines a obligé Hédouville à fuir Saint-Domingue en toute hâte, accompagné d’un millier de fonctionnaires et de soldats. Toussaint et Dessalines pouvaient alors se lancer contre Rigaud, dans le sud. Après la défaite des mulâtres, Toussaint règne en maître sur la colonie.

Napoléon Bonaparte, désormais au pouvoir, ne peut que reconnaître le l’autorité de Toussaint, et le confirme commandant-en-chef de Saint-Domingue. Rigaud, qui fait naufrage pendant son retour vers la France, n’y arrive qu’en 1801. Napoléon le reçoit et lui dit : « Général, je ne vous blâme que d’une chose, c’est de ne pas avoir su vaincre. » De son côté, Toussaint propose l’administration du sud au mulâtre Clairevaux - qui la refuse - puis à Dessalines, qui fait fusiller 350 militaires mulâtres. Il ne lui était pas possible de tolérer la présence d’éléments douteux face à la menace d’une nouvelle expédition française.

Après les Britanniques sous Maitland, les Français sous Hédouville et les mulâtres sous Rigaud, c’était désormais au tour des Espagnols, à l’est de l’île, de faire face à la puissance des anciens esclaves. Le 21 janvier 1801, le gouverneur espagnol doit ordonner l’abandon de la colonie.

Saint-Domingue était alors exsangue. Sur les 30 000 blancs qui habitaient l’île en 1789, il n’en restait plus que 10 000, et sur les 40 000 mulâtres, seulement 30 000. Les noirs, qui étaient 500 000 au début de la révolution française, n’étaient plus que 350 000. Les plantations et les cultures étaient largement détruites. Mais le nouveau régime, qui reposait désormais sur une masse de paysans indépendants, était beaucoup mieux que l’ancien. La reconstruction et la modernisation du pays pouvaient enfin commencer. Surtout, la révolution avait créé une nouvelle race d’hommes, chez qui le sentiment d’infériorité que leur inculquaient les esclavagistes avait disparu.

En France, cependant, la bourgeoisie maritime voulait retrouwver les fabuleux profits de l’époque pré-révolutionnaire. Pour leur donner satisfaction, Napoléon se décide à rétablir l’esclavage des noirs et la discrimination contre les mulâtres. En décembre 1801, une expédition de 20 000 hommes se dirige vers Saint-Domingue, sous le commandement du beau-frère de Napoléon, le général Leclerc.

Au cours de tous ces retournements et changements d’alliance, il n’a jamais été question, pour Toussaint, d’indépendance. Alors que l’expédition s’approchait, les blancs manifestaient partout leur enthousiasme devant la perspective d’un rétablissement de l’esclavage. Mais Toussaint ne voulait pas admettre la vérité concernant les intentions de Napoléon. Il était convaincu qu’un compromis était encore possible, et n’agissait pas.

La frustration des anciens esclaves face à certains aspects de la politique de Toussaint a donné lieu à une insurrection, en septembre 1801. On reprochait à Toussaint d’avoir favorisé les blancs pour soigner ses rapports avec la France. Toussaint a fait fusiller Moïse, son fils adoptif ou « neveu », qui était vénéré par tous les anciens esclaves comme un héros de leur guerre pour la liberté.

Au lieu d’expliquer clairement les objectifs de l’expédition, de purger son armée des éléments douteux et de réprimer les blancs qui réclamaient le retour de l’esclavage, Toussaint avait réprimé ceux de son propre camp qui, comme Moïse, comprenaient le danger et voulaient agir en conséquence. Ceci explique la dislocation, les défections massives et la confusion désastreuse qui régnaient dans son camp au moment du débarquement, ainsi que les succès initiaux des troupes de Leclerc.

Une fois que l’étendue du désastre devint évidente, Toussaint se ressaisit. La résistance commençait enfin à s’organiser au point de contenir l’avance des forces françaises. Avec la saison des pluies et la fièvre jaune, les pertes infligées aux Français mettaient Leclerc, lui-même épuisé et malade, dans une situation particulièrement précaire. L’incroyable bravoure des anciens esclaves face à la mort affecta le moral des soldats français, qui se demandaient si la justice, dans cette guerre, était vraiment de leur côté.

Tout en faisant vaillamment la guerre, Toussaint considérait ce conflit avec la France comme un véritable désastre. C’est pourquoi il combinait la guerre à outrance sur le terrain et des négociations secrètes avec l’ennemi. Il espérait toujours un compromis, et le commandement français profita de cette faiblesse. Leclerc proposa un accord de paix, selon lequel l’armée de Toussaint devait réintégrer l’armée française avec le maintien de ses généraux et gradés. Cet accord était assorti d’une garantie du non-rétablissement de l’esclavage. Toussaint l’accepta. Mais en réalité, Leclerc avait besoin de gagner du temps. Il attendait des renforts qui, pensait-il, lui permettraient d’exterminer les troupes de Toussaint et de rétablir le régime esclavagiste.

Toussaint mourut de froid et de mauvais traitements à Fort-de-Joux, dans le Jura
Malgré l’accord conclu avec Toussaint, la résistance se poursuivait. Aussitôt une région « pacifiée », la résistance surgissait dans une autre. La fièvre jaune tuait les soldats français par centaines. Leclerc craignait une défection des troupes noires placées sous ses ordres par l’accord.

Le 7 juin 1802, Toussaint fut convoqué à un entretien avec le général Brunet. Une fois sur place, il a été saisi, enchaîné, et jeté avec sa famille dans une frégate qui le ramena en France. Il mourut de froid et de mauvais traitements à Fort-de-Joux, dans le Jura, en avril 1803. Mais cette arrestation n’arrangea rien pour Leclerc. Le mois suivant, à bout de souffle, il suppliait Paris de le remplacer et d’envoyer des renforts. Sur les 37 000 soldats français qui sont venus par débarquements successifs, il n’en restait que 10 000, dont 8 000 étaient dans les hôpitaux. « La maladie continue et fait des ravages affreux » écrivait Leclerc, « et la consternation existe parmi les troupes de l’ouest et du sud. » Dans le nord, la résistance se développait.

Leclerc, puis Rochambeau, menèrent une guerre d’extermination

Leclerc avait gardé secret les ordres de Napoléon concernant le rétablissement de l’esclavage. Mais fin juillet 1802, quelques noirs à bord de la frégate La Cocarde, en provenance de Guadeloupe, se sont jetés dans la mer et ont nagé jusqu’au rivage pour porter la nouvelle à leur frères de Saint-Domingue : l’esclavage était rétabli en Guadeloupe.

L’insurrection, à Saint-Domingue, fut immédiate et générale. Et pourtant, pendant un certain temps encore, les généraux noirs et mulâtres n’ont pas rejoint les insurgés. Ils espéraient que leur fidélité éviterait aux noirs de Saint-Domingue le sort de ceux de Guadeloupe. Ils participaient même à la répression des « brigands ». Finalement, ce sont les généraux mulâtres Piéton et Clairveaux qui passent les premiers du côté de la résistance. Dessalines ne tarde pas à suivre leur exemple.

Rochambeau, qui remplace Leclerc après sa mort, en novembre 1802, mène comme lui une véritable guerre d’extermination contre les noirs, qui par milliers sont fusillés, pendus, noyés ou brûlés vifs. Les mulâtres subissent le même sort. Rochambeau demande l’envoi de 35 000 hommes pour finir ce travail d’extermination, mais Napoléon ne peut lui en envoyer que 10 000.

Pour économiser des munitions et pour son propre amusement, Rochambeau a fait jeter un millier de noirs dans la baie du Cap, à partir des frégates françaises. Pour qu’ils ne puissent pas nager, on attachait à leurs pieds les cadavres en décomposition des noirs qui avaient été fusillés et pendus. Dans le sous-sol d’un couvent, Rochambeau avait aménagé une scène. Un jeune noir y a été attaché à un poteau sous le regard amusé de dames bourgeoises. Les chiens, qui devaient le manger vivant, ont hésité, sans doute effrayés par la musique militaire qui accompagnait le spectacle. On a donc ouvert son ventre d’un coup de sabre, et les chiens affamés l’ont dévoré.

C’était moins une guerre d’armées que de populations, et la population noire, loin d’être intimidée par les méthodes de Rochambeau, les affrontait avec un tel courage et une telle fermeté qu’elle effrayait ses bourreaux. Dessalines n’avait pas les scrupules de Toussaint vis-à-vis de la France. Son mot d’ordre était : « indépendance ».

Dessalines rendait coup pour coup, massacrant pratiquement tous les blancs qui se trouvaient sur son chemin. L’offensive des noirs sous son commandement fut d’une violence irrésistible. La guerre prenait l’allure d’une guerre raciale. Cependant, sa véritable cause n’était pas dans la couleur de peau des combattants, mais dans la soif de profits de la bourgeoisie française. Le 16 novembre, les bataillons des noirs et des mulâtres se sont groupés pour l’offensive finale contre le Cap et les fortifications qui l’entouraient. La puissance de l’assaut accula Rochambeau à la décision d’évacuer l’île. Le jour de son départ, le 29 novembre 1803, une déclaration préliminaire d’indépendance fut publiée. La déclaration finale fut adoptée le 31 décembre.

Toussaint Louverture n’était plus, mais l’armée révolutionnaire qu’il avait créée s’était montrée, une fois de plus, capable de vaincre une grande puissance européenne. Les dirigeants de cette armée, ainsi que les innombrables inconnus qui se sont battus et qui moururent pour en finir avec l’esclavage, méritent tous que l’on se souvienne de leur combat. Pour reprendre l’expression de l’auteur des Jacobins Noirs, les esclaves qui ont fait la révolution de Saint-Domingue furent de véritables « héros de l’émancipation humaine ».

 

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