La révolution russe fut l’un des plus grands événements de l’histoire de l’humanité. Les travailleurs qui, en février 1917, se sont révoltés contre le carnage de la première guerre mondiale, la famine, le chômage et l’exploitation, sont parvenus à renverser la monarchie en l’espace de quelques jours. Huit mois plus tard, pour la première fois de l’histoire – mis à part l’héroïque mais éphémère épisode de la Commune de Paris – la classe ouvrière a pris le pouvoir entre ses mains.

La révolution russe fut l’un des plus grands événements de l’histoire de l’humanité. Les travailleurs qui, en février 1917, se sont révoltés contre le carnage de la première guerre mondiale, la famine, le chômage et l’exploitation, sont parvenus à renverser la monarchie en l’espace de quelques jours. Huit mois plus tard, pour la première fois de l’histoire – mis à part l’héroïque mais éphémère épisode de la Commune de Paris – la classe ouvrière a pris le pouvoir entre ses mains.

Organisés en « soviets », c’est-à-dire en assemblées de délégués démocratiquement élus et révocables à tout instant, les travailleurs, les soldats et les paysans pauvres ont tenté, dans des circonstances matérielles extrêmement difficiles, d’ériger une société entièrement nouvelle. A la place du despotisme tsariste, ils ont jeté les bases d’une société socialiste. Ils ont lancé un appel aux exploités du monde entier pour qu’ils suivent leur exemple. L’histoire de leur lutte mérite d’être connue et étudiée par tous les travailleurs du monde, car c’est une preuve concrète de la possibilité d’en finir avec le capitalisme ainsi que du potentiel révolutionnaire de notre classe.

La révolution de février

La révolution a éclaté au cours de la première guerre mondiale, qui en fut la cause immédiate. Le massacre insensé dans les tranchées, conjugué à une grave crise économique, infligeait des souffrances insupportables aux soldats, aux travailleurs et aux paysans de l’Empire tsariste. Dans les villes comme dans les campagnes, la misère s’aggravait, cependant que l’opulence et la corruption régnaient à la Cour Impériale, dans l’aristocratie et la classe capitaliste. A Petrograd, à la fin de 1916, il n’y avait plus de viande et presque plus de farine. Une cinquantaine d’usines avaient fermé leurs portes faute de fuel ou d’électricité.

Depuis le début de l’année 1917, Petrograd était au bord de la révolte. Le 9 janvier [1], à l’occasion du 12ème anniversaire de la révolution de 1905, le nombre de grévistes, à Petrograd, s’élevait à 145 000, soit près d’un tiers de la classe ouvrière de la capitale. Au milieu du mois de février, une manifestation impressionnante de grévistes défilait le long de la perspective Nevsky, scandant « Non à la guerre ! » et « A bas le gouvernement et le Tsar ! ».

Le début de la révolution peut être daté du 23 février 1917, qui était la journée internationale des femmes. Les rassemblements de femmes se sont transformés en manifestations. Elles protestaient contre le manque de pain et contre la guerre. Les femmes passaient d’usine en usine, exhortant les travailleurs à se mettre en grève. 130 000 grévistes répondirent à leur appel. Le 24, la police a ouvert le feu à différents endroits, mais les foules dispersées se regroupaient aussitôt. Le 25, à Petrograd, la grève était générale. Le 26, sur ordre direct du Tsar (« Nicolas le Sanglant »), la police a de nouveau tiré sur les manifestants, mais les soldats du régiment Pavlovsk, ayant reçu l’ordre de faire feu sur les ouvriers, ont tourné leurs armes contre la police. Le rapport de forces basculait en faveur des grévistes. Les soldats rallièrent en masse la cause révolutionnaire. La ville était en pleine insurrection.

Le général Ivanov a adressé une série de questions écrites au général Khabalov, qui était chargé de mener la répression. Les réponses de ce dernier résument assez bien la situation dans la capitale après trois jours de lutte :

Ivanov : Combien de soldats sont à vos ordres, et combien se rebellent ?

Khabalov : Je dispose de […] quatre compagnies de la Garde, de cinq escadrons de cavalerie et de cosaques, et de deux postes d’artillerie. Le reste de la troupe est passé du côté des révolutionnaires, ou, de connivence avec eux, se déclare neutre. Des soldats se déplacent dans les quartiers […] et désarment les officiers.

Ivanov : Dans quels quartiers l’ordre est-il maintenu ?

Khabalov : La ville toute entière est entre les mains des révolutionnaires. Le téléphone ne marche pas. Il n’y pas de communication possible entre les différents quartiers.

Ivanov : Quelle autorité gouverne la ville ?

Khabalov : Je ne saurais répondre à cette question.

Ivanov : Les ministères fonctionnent-ils ?

Khabalov : Les ministres ont été arrêtés par les révolutionnaires.

Ivanov : Quelles unités de police sont à votre disposition actuellement ?

Khabalov : Aucune.

Aucun parti n’a dirigé la révolution de février. Le mouvement de masse a trouvé ses dirigeants parmi les éléments les plus courageux et les plus fiables du mouvement ouvrier. Bon nombre de ces militants se considéraient certainement comme « bolcheviks », la tendance révolutionnaire du mouvement social-démocrate russe. Mais en tant que structure organisée, cette tendance n’a joué aucun rôle dirigeant dans les événements. A vrai dire, l’essor du mouvement révolutionnaire a pris de vitesse les dirigeants bolcheviks de la capitale.

Les « soviets », qui avaient surgi lors de la révolution de 1905, firent à nouveau leur apparition. De par sa nature même, une révolution soulève une masse immense d’hommes et de femmes qui entrent soudainement et pour la toute première fois dans l’arène où se joue leurs destinées, sans y être préparés. Ce n’est qu’au prix de chocs, de défaites et de déceptions que cette masse insurgée parvient à élever sa conscience politique à la hauteur de ses tâches historiques — dont elle n’est, au commencement, qu’un agent inconscient ou semi-conscient. La guerre avait conféré à l’armée, et donc aux masses paysannes qui formaient le gros de ses effectifs, le rôle déterminant dans la vie des soviets. Les soldats-paysans ont choisi comme députés au soviet les officiers et les intellectuels qui, leur semblaient-ils, « s’y connaissaient » en politique. Le poids de l’armée réduisait d’autant celui des représentants éprouvés du mouvement ouvrier au profit d’éléments petit-bourgeois – avocats, médecins, journalistes, etc. Ceux-ci n’avaient jusqu’alors ni acquis ni souhaité acquérir la moindre expérience de la lutte, mais se sont néanmoins trouvés brusquement projetés aux avant-postes d’un puissant mouvement révolutionnaire. L’idéologie amorphe de ces « dirigeants » correspondait aux formules vaguement « démocratiques » et « humanitaires » du Parti Socialiste-Révolutionnaire et de l’aile modérée du Parti Social-Démocrate (les « mencheviks »). Par conséquent, ce sont ces derniers courants qui, dans la foulée de la révolution de février, composaient la grande majorité du Comité Exécutif du « Soviet des députés des travailleurs, des soldats et des paysans ».

Quant aux bolcheviks, bien qu’ils occupaient, en 1914, la première place au sein du mouvement ouvrier de la capitale, leur influence et leur implantation organisationnelle avaient été énormément réduites depuis le début de la guerre, sous l’impact de la répression et de la vague patriotique qui accompagnèrent les premiers mois de guerre. En outre, la marginalisation du parti de Lénine avait été aggravée par la volonté des travailleurs qui se reconnaissaient en lui de se rapprocher le plus possible des députés issus de l’armée et de la paysannerie. Ils craignaient une rupture entre le mouvement ouvrier et la paysannerie, laquelle rupture, pensaient-ils, avait été l’une des causes de la défaite de 1905.

Les travailleurs et les soldats en insurrection étaient les maîtres de la capitale, et la révolution gagnait rapidement les autres villes de l’Empire. Pris de panique, les Démocrates Constitutionnels (les « Cadets ») et autres représentants des capitalistes « libéraux » cherchaient désespérément à maintenir la monarchie, sans laquelle « l’ordre établi » – où ils occupaient une très bonne place – risquait de s’effondrer comme un château de cartes. Mais ils ne trouvaient pas un seul régiment pour soutenir le Tsar. Le 2 mars, un « gouvernement provisoire » a été formé en toute hâte, sous la présidence du Prince Lvov. L’objectif était de sauver la monarchie en remplaçant Nicolas II par son fils, sous l’autorité de son frère Mikhaïl comme Prince Régent. Mais cela s’avéra impossible. Mikhaïl, constatant la fureur révolutionnaire qui se pressait aux portes du pouvoir, a préféré se désister.

Composé de monarchistes notoires, de grands propriétaires terriens et d’industriels (Guchkov, Tereshchenko, Konovalov etc.) le gouvernement provisoire n’avait aucun soutien dans la capitale. Les travailleurs et les soldats ne faisaient confiance qu’aux dirigeants du soviet de Petrograd. Mais ici réside, précisément, le paradoxe de cette première phase de la révolution russe. Les travailleurs ont fait couler leur sang pour renverser le Tsar, et ils ont placé leur confiance dans les « socialistes modérés » qui dirigeaient le soviet. Mais ceux-ci, conscients de l’immense pouvoir concentré entre leur mains, n’avaient qu’une seule idée en tête : s’en libérer au plus vite à la faveur du « gouvernement provisoire » capitaliste qui, à son tour, espérait un retournement de situation lui permettrant de restaurer la monarchie !

Ainsi, la révolution de février, au lieu de transférer le pouvoir aux classes qui l’avaient accomplie — les travailleurs et les paysans en uniforme — a abouti à une situation de « double pouvoir ». Le pouvoir soviétique, à qui les forces révolutionnaires accordaient leur confiance et le commandement de leurs armes, coexistait avec ce qui restait du pouvoir de l’ancienne classe dirigeante. Le gouvernement provisoire ne disposait d’aucune autorité propre. Il était, pour ainsi dire, complètement suspendu en l’air. Son existence dépendait entièrement du soutien que lui accordaient les réformistes du Comité Exécutif du soviet, lesquels renonçaient à remettre en question les intérêts fondamentaux des capitalistes concernant la réforme agraire, les droits de minorités nationales, la monarchie et, surtout, la poursuite de la guerre.

Lénine et le Parti Bolchevik

Le 3 avril, Lénine arrive à Petrograd. Dès son arrivée, gare de Finlande, il fait un discours dans lequel il affirme que les objectifs de la révolution en cours sont socialistes. Ce discours fit l’effet d’une bombe parmi les dirigeants du Parti Bolchevik, dont la perspective n’allait pas, pour la plupart, au-delà d’une révolution « bourgeoise-démocratique ». La préparation de la conférence du parti fut consacrée à la question suivante : le parti doit-il s’orienter vers la conquête du pouvoir par la classe ouvrière ou se limiter à « compléter » une révolution bourgeoise ? Ceux — dans un premier temps largement majoritaires — qui étaient en faveur de la deuxième option se trouvaient défendre une position essentiellement identique à celle des socialistes-révolutionnaires et des mencheviks. Au contraire, dans ses célèbres Thèses d’avril , Lénine défendait l’idée que les tâches proprement bourgeoises-démocratiques – réforme agraire, renversement de l’aristocratie, abolition des vestiges féodaux et droits des nationalités – ne pouvaient être accomplis que par le renversement du gouvernement provisoire et la prise de pouvoir par la classe ouvrière, en alliance avec la paysannerie. D’où son mot d’ordre : « Tout le pouvoir aux soviets ! »

Lors de la conférence du 24-29 avril, au terme d’une lutte interne particulièrement âpre et en s’appuyant sur la base ouvrière du parti contre la « veille garde », Lénine a réussi à réorienter le programme et l’action du parti dans le sens des Thèses d’avril, qui reprenaient en substance le programme et les perspectives élaborées par Trotsky, à la veille de la révolution de 1905, dans sa théorie de la « révolution permanente ».

La nouvelle orientation du Parti Bolchevik allait avoir des conséquences décisives sur le cours ultérieur de la révolution. Pour l’heure, cependant, les bolcheviks étaient loin d’être majoritaires parmi les délégués du soviet. Lénine a donc recommandé de se tourner résolument vers les travailleurs et vers les soviets pour « expliquer patiemment » le programme et les objectifs socialistes du parti. Il fallait revendiquer la publication des traités secrets conclus entre les puissances de l’Entente, exiger que la guerre cesse immédiatement, que l’Exécutif soviétique cesse de soutenir le gouvernement provisoire et qu’il prenne le pouvoir en main.

Le gouvernement de coalition et la guerre

Les prix augmentaient, le pain manquait et la guerre se prolongeait. Devant l’inaction du gouvernement et des dirigeants du soviet, les travailleurs perdaient patience. L’influence des bolcheviks augmentait. Au cours du mois d’avril, manifestations et affrontements se succédèrent. L’opposition à la politique des « conciliateurs » mencheviks et socialistes-révolutionnaires grandissait dans tous les centres urbains. Les bolcheviks pouvaient désormais compter sur l’appui d’environ un tiers des travailleurs de Petrograd.

Au début du mois de mai, les dirigeants « conciliateurs » du soviet ont formé un gouvernement de coalition avec les monarchistes et les capitalistes du gouvernement provisoire. Les délégués du soviet accueillirent d’abord positivement cette démarche. Ils croyaient qu’ils allaient désormais pouvoir changer la politique du gouvernement. Mais au contraire, en entrant dans les ministères, les dirigeants du soviet assumaient la responsabilité directe de la politique pro-capitaliste du gouvernement, y compris la poursuite de la guerre.

En 1918, Trotsky écrivait : « La révolution était née directement de la guerre, et la guerre devint la pierre de touche de tous les partis et de toutes les forces révolutionnaires. […] Les soldats mourant dans les tranchées ne pouvaient évidemment pas conclure que la guerre, à laquelle ils participaient depuis près de trois ans, avait subitement pris une autre tournure par le seul fait qu’à Petrograd quelques personnalités nouvelles, s’appelant socialistes-révolutionnaires ou mencheviks, étaient entrés au gouvernement. »

Les puissances de l’Entente exigeaient avec insistance une nouvelle offensive russe, et la coalition au pouvoir s’était secrètement engagée à leur donner satisfaction. Mais des engagements, il fallait rapidement passer aux actes. Une vague de propagande visant à faire accepter l’idée d’une nouvelle offensive fut lancée dans la presse et dans les soviets, conjuguée à une campagne de haine et de calomnie dirigée contre les bolcheviks. Au sein de l’armée et de la marine, le gouvernement tentait par tous les moyens de restaurer la « discipline » et l’autorité des généraux tsaristes. Mais la colère des soldats, des marins et des travailleurs était à son comble. Ils ne voulaient plus de cette guerre. Pour donner un caractère aussi organisé et puissant que possible à cette colère, les bolcheviks envisageaient l’organisation, pour le 10 juin, d’une manifestation armée à Petrograd. L’objectif était de faire pression sur les ministres issus du soviet pour qu’ils romprent avec les « ministres capitalistes » et prennent directement le pouvoir.

Cependant, face à la puissance de la campagne contre cette manifestation, menée conjointement par les socialistes-révolutionnaires, les mencheviks, les capitalistes « libéraux » et les contre-révolutionnaires, et compte tenu de la position encore minoritaire des bolcheviks dans le Congrès des soviets de Russie, qui s’était réuni à partir du 3 juin, les bolcheviks ont dû renoncer. Le ministre « de gauche » Tseretelli voulut forcer son avantage et se prononça aussitôt pour le désarmement des travailleurs et des éléments de la garnison adhérant aux idées des bolcheviks. Mais ceci s’avéra impossible. Les soviets avaient accepté de s’opposer à la manifestation, mais ne suivaient pas le gouvernement au point de désarmer les opposants à la guerre. Le Congrès des Soviets a convoqué une manifestation – sans armes – pour le 18 juin, afin de dédommager les travailleurs de la capitale de l’interdiction de la manifestation du 10. Or, cette manifestation – qui fut particulièrement puissante, puisque sous l’autorité officielle des soviets – allait marquer un grand pas en avant pour le Parti Bolchevik. Partout, les revendications inscrites sur les banderoles et les tracts reprenaient les mots d’ordre des bolcheviks : « A bas les traités secrets ! », « Arrêtez la guerre ! », « A bas les dix ministres capitalistes ! », « Tout le pouvoir aux soviets ! ». Comme le remarquait Trotsky, revenu dans la capitale au début du mois de mai, « cette manifestation prouva non seulement à nos ennemis, mais aussi à nous-mêmes, que nous étions beaucoup plus fort que nous le supposions. »

C’est dans ce contexte que le ministre « socialiste » Kerensky a ordonné, le jour même de la manifestation, le lancement de la nouvelle offensive militaire sur le front. Ce n’était pas une coïncidence. Le gouvernement voulait effacer l’impact psychologique et politique de la manifestation, et noyer l’influence grandissante des bolcheviks sous une vague de ferveur chauvine. Il plaçait son espoir dans la réussite de l’offensive, dont il espérait qu’elle permettrait de rétablir la discipline au sein de l’armée et de restaurer l’autorité du gouvernement à Petrograd. Mais l’offensive tourna court, et une grave crise gouvernementale a précipité le départ des ministres « Cadets » du gouvernement. C’était l’occasion parfaite de rompre avec les représentants du capitalisme au gouvernement. Mais les socialistes-révolutionnaires et les mencheviks issus des soviets avaient peur de gouverner seuls, ce qui leur aurait laissé comme seuls points d’appui la classe ouvrière et les soldats révolutionnaires. Aussi se sont-ils empressés d’intégrer d’autres ministres capitalistes au gouvernement, et ont alors annoncé la formation d’un deuxième gouvernement de coalition.

Cette annonce a déchaîna l’indignation des ouvriers et des soldats de la capitale, dont une fraction importante s’apprêta à organiser une manifestation armée contre le gouvernement. Lénine et Trotsky n’étaient pas favorables à cette action. Ils comprenaient que Petrograd était en avance sur le reste du pays. Même à Petrograd, l’ensemble de la garnison n’était pas encore au même niveau d’exaspération que les travailleurs, les marins et les soldats – notamment ceux des régiments de mitrailleurs – qui voulaient marcher les armes à la main contre le gouvernement. Les éléments les plus révolutionnaires allaient trop loin, trop vite. Les bolcheviks s’efforçaient d’empêcher une action prématurée qui risquait de finir dans un bain de sang. Mais ils ne purent pas l’arrêter. Les manifestants se regroupaient massivement à partir du 3 juillet. Le 4, ils étaient près de 500 000, sans dirigeants, sans organisations. Dans la nuit, le Comité central du parti bolchevik décida de se placer à la tête de la manifestation, dans le but de l’empêcher de se transformer en une insurrection prématurée.

Cependant, Kerensky ramenait vers la capitale des troupes fiables. L’heure était à la répression. Des cosaques et des policiers ont été lancés contre les manifestants, tuant plusieurs centaines de personnes. Une vague d’arrestations et d’assassinats a déferlé sur la ville. Lénine a dû regagner la clandestinité. Trotsky a été incarcéré. La presse et les locaux des bolcheviks ont été saccagés.

Les « journées de juillet » démontraient qu’à Petrograd, les réformistes avaient perdu le soutien des travailleurs et des soldats. Mais elles montraient aussi qu’ils disposaient encore de réserves de soutien dans le reste du pays. Dans la capitale, les deux tiers des délégués ouvriers envoyés au soviet étaient désormais des bolcheviks. La majorité des marins et des soldats soutenaient également la politique de Lénine. Mais certains régiments vacillaient encore, se déclarant « neutres ». Toujours est-il que pas une seule unité de la garnison de Petrograd n’accepta de se battre pour le compte du gouvernement et des dirigeants réformistes du soviet.

La contre-révolution mise en échec

La révolution de février, bloquée dans son élan, puis trahie par des dirigeants « conciliateurs », a donc été suivie par une offensive contre-révolutionnaire. Derrière l’écran de la « coalition », les généraux tsaristes se préparaient à prendre leur revanche en noyant la révolution dans le sang. Cependant, la révolution n’avait pas encore dit son dernier mot, et les effets de la défaite de juillet n’allaient pas durer longtemps. Les nouvelles du front étaient mauvaises. Après quelques modestes succès, l’offensive s’est enlisée. Le carnage futile se poursuivait. Le général tsariste Kornilov a ordonné l’exécution de déserteurs et a rétabli la peine de mort pour les actes d’insubordination. Il exigeait également l’indiction des grèves dans l’industrie et sur les chemins de fer. Kornilov considérait la répression menée contre les bolcheviks par Kerensky comme une « division dans le camp révolutionnaire », dont il comptait profiter pour prendre le pouvoir et imposer une dictature militaire. Cependant, Kerensky est entré « amicalement » en contact avec Kornilov dans le but de mener une action commune. Mais Kornilov n’entendait nullement partager le pouvoir, ce qui a poussé Kerensky à dénoncer le « complot contre-révolutionnaire » fomenté par Kornilov. Le 25 août, les régiments contre-révolutionnaires ont commencé leur marche sur la capitale.

L’avance de Kornilov a donné une nouvelle et puissante impulsion à la révolution, transformant radicalement la situation dans la capitale. Chacun comprenait que si Kornilov était victorieux, les travailleurs de Petrograd subiraient le même sort que les Communards de 1871 aux mains des Versaillais. Devant la gravité de la situation, le Comité Exécutif du soviet n’avait d’autre choix que de faire appel à la classe ouvrière de Petrograd. Il a dû aussi inviter le Parti Bolchevik – contre lequel il menait jusqu’alors une campagne de calomnie et de répression – à participer au « comité de lutte contre la contre-révolution » qui devait diriger la lutte armée contre Kornilov. Trotsky est sorti de prison pour s’occuper de la défense de Petrograd. Pour lui, comme pour Lénine, malgré la politique contre-révolutionnaire et répressive du gouvernement provisoire et du Comité Exécutif du soviet, il était absolument indispensable de faire un front unique avec eux face à la contre-révolution tsariste. Cela ne signifiait nullement que les bolcheviks soutenaient le gouvernement provisoire. Mais il fallait écarter la menace imminente et mortelle que représentait Kornilov avant de s’occuper du sort de Kerensky et des autres « conciliateurs ».

Les régiments et milices bolcheviks étaient les plus énergiques, courageux et disciplinés dans le combat contre Kornilov. Leur participation se révéla décisive. Les cheminots faisaient dérailler les trains acheminant les troupes et les équipements des forces aux ordres de Kornilov. Bon nombre des détachements contre-révolutionnaires, au contact des agitateurs bolcheviks, renoncèrent au combat. L’assaut contre-révolutionnaire échoua lamentablement.

Après la défaite de Kornilov, la composition des soviets, à Petrograd et dans l’ensemble du pays, évolua rapidement. Les délégués pro-bolcheviks augmentaient en nombre au détriment des conciliateurs. De partout, la pression montait en faveur d’une rupture avec le gouvernement provisoire. Début septembre, il n’y avait plus qu’une bien faible majorité, au Comité Exécutif des soviets, en faveur du gouvernement, avec 97 voix pour Kerensky et 86 en faveur de la prise du pouvoir par le soviet. Une semaine plus tard, un vote des délégués au soviet de Petrograd donnait 229 voix en faveur d’un « gouvernement des travailleurs et des paysans », avec 115 voix contre et 51 abstentions. Le 9 septembre, sur 1000 délégués, le vote pro-coalition ne recevait que 414 voix, avec 519 contre et 67 abstentions. A Petrograd, dans le soviet et les comités d’usine, les bolcheviks étaient clairement majoritaires.

L’insurrection du 24-25 octobre 1917, qui a déposé le gouvernement provisoire et établi le pouvoir des soviets, a coïncidé avec l’ouverture du deuxième Congrès des soviets de Russie. Sous la direction de Trotsky, elle a été menée avec rapidité et efficacité. Les bolcheviks avaient gagné, au cours de plusieurs mois de lutte, une majorité décisive au sein des soviets, qui étaient les organisations représentatives incontestées de la classe ouvrière. La prise de pouvoir par les soviets fut pacifique. En cette heure décisive, personne ne voulait se battre pour Kerensky, qui quitta Petrograd dans une voiture mise à sa disposition par l’ambassade américaine.

Le lendemain, dans le journal Rabotchi i Soldat, le Congrès publia une Déclaration aux travailleurs, soldats et paysans qui résume bien la signification de la révolution d’octobre : « Le gouvernement provisoire est renversé. La majorité de ses membres est déjà arrêtée. Le pouvoir des Soviets proposera une paix immédiate et démocratique à tous les peuples et l’armistice immédiat sur tous les fronts. Il assurera la remise sans indemnité des terres des propriétaires fonciers, des apanages et des monastères à la disposition des comités paysans. Il défendra les droits des soldats en procédant à la démocratisation totale de l’armée. Il établira le contrôle ouvrier de la production. Il assurera la convocation de l’Assemblée constituante. Il assurera à toutes les nations qui peuplent la Russie le droit véritable à disposer d’elles-mêmes ».



1) Nous utilisons les dates du calendrier russe de l’époque, en décalage de 13 jours par rapport au calendrier européen. Ainsi, la « révolution de février » en Russie a eu lieu, selon le calendrier occidental, en mars, et la révolution d’octobre, en novembre.

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