Nous publions un texte de l’historien marxiste français, Pierre Broué (1926 – 2005), auteur d’ouvrages qui sont de véritables trésors sur l'histoire des révolutions et de l'Opposition de Gauche contre Staline en Union Soviétique. En réaction à l'image d'un parti bolchévique austère et dictatorial, il se penche dans cet article sur la vivacité du parti et la façon dont ses membres vécurent leur militantisme. En vue du centenaire de la Révolution russe, il nous semble nécessaire de raviver cet esprit révolutionnaire et de s'en inspirer pour la lutte actuelle et à venir. Cet article a été publié par une revue qui a disparu depuis, Politique, la revue (nr 6. 1997).
Les Soviétiques de la fin des années 20 s'étaient régalés des mémoires du critique et écrivain A.V. Voronsky intitulées « Eaux vives et marécages ». Il y parlait de « notre chère bande, unie et hardie ». C’est ainsi qu'il désignait son parti, le parti bolchévique. Bien des lecteurs comprenaient d’autant mieux l’amour qu’il portait à sa « chère bande » qu’ils le savaient membre de l’opposition de gauche, exilé puis emprisonné. Le livre fut en définitive interdit, lui-même abattu dans une cave de prison. Le parti bolchévique n’était déjà plus un parti, seulement un organisme policier et administratif. La chère bande avait disparu – même de la mémoire -, ses membres anéantis comme « ennemis du peuple », se côtoyaient dans les charniers.
Certains de ceux qui ont adulé le régime stalinien se sont enrôlés après sa chute dans une croisade anti-communiste et peignent un tableau incroyable de ce parti aux environs de la révolution de 1917. Qui n'aurait lu que leurs « travaux » ne saurait pas de quoi parlait Voronsky ou supposerait que ses mémoires avaient été écrits par un fou. Il faut sans doute consacrer un peu de temps à leurs affirmations de propagandistes qui se disent historiens pour avoir de ce parti et de la révolution de 1917 une image intelligible.
Un parti des travailleurs
Disons les choses simplement, au risque de surprendre. Dans les années qui précédent la révolution, le parti bolchevique n'était pas un petit nouveau qui tentait de s'imposer sur la scène politique russe, ni même une secte qui aspirait dans ses rêves à devenir un grand parti. C'était un parti traditionnel, c'était le parti des travailleurs russes, membre de la Deuxième Internationale, représenté à ses congrès et dans ses organismes. Son modèle était le parti social-démocrate allemand, le fleuron de la social-démocratie au début de ce siècle.
Ce parti n’était pas « monolithique », mais était au contraire traversé de courants divers qui regroupaient, divergeaient, se différenciaient pour se retrouver. « Deux bolchéviks, c’est un parti, trois, c’est une scission » disaient les gros malins, équivalents de ceux qui aujourd’hui dénoncent parti-prison et socialisme-caserne ! Les débats sur la tactique du moment étaient réglés par la vie. Les grands débats de principe se maintenaient sous une forme ou une autre.
Dans la Russie autocratique où le parti avait à se défendre contre les infiltrations autant que contre les interdictions policières, il recourait dès que c'était possible à l'élection de ses responsables. La cooptation, pratique courante, n'était pas alors le réflexe conservateur d'une couche privilégiée cherchant à perdurer, mais une mesure de sécurité quelque peu routinière et illusoire, qui cherchait, pas toujours avec bonheur, à limiter le danger. Le régime du « centralisme démocratique », contrairement à toutes les sottises imprimées depuis, répondait à la double préoccupation du débat démocratique sur la décision à prendre, et de l'application de la discipline par tous – à savoir un degré de démocratie qu’ignorent la plupart des « grands » partis en France aujourd’hui.
La répression était si puissante et si permanente qu’il était pratiquement impossible d’avoir une activité de parti importante sans être arrêté et condamné, le plus souvent emprisonné d’abord, exilé ensuite. Les fameux « révolutionnaires professionnels », dont le manque d’imagination des historiens de la « boutique » anti-communiste fait aujourd’hui des sortes de « permanents », étaient des hommes et des femmes qui, après une première condamnation, une ou plusieurs évasions, vivaient sous une fausse identité et, par conséquent, militaient sous un autre nom que le leur. Ils n’étaient pas salariés de leur parti, mais gagnaient leur vie, heureux si c’était dans l’entreprise où ils travaillaient pour y « construire » le parti. En fait ils « militaient » souvent de l’extérieur. Il n’y avait pas de « satrapes » du parti, car la répression obligeait à un constant « turn over » des responsables. La fusion des différents responsables à l’échelle nationale se faisait à travers les prisons, les « transports » avec les étapes et les inévitables rencontres ; les lieux de déportation et parfois les filiales d’évasion.
François Furet, qui fut historien de la Révolution française, a écrit que Lénine a bâti son parti bolchévique à coup d’excommunications, ce qui révèle certes une réelle myopie mais aussi des lacunes intellectuelles et morales. Le choix du mot est en lui-même aussi malveillant qu’erroné. Car tous ces prétendus « excommuniés » participent à la grand-messe : on voit même Kamenev, qui avait dénoncé l’insurrection comme une faute politique, présider sa célébration victorieuse.
Partisans de l’unité
Quant à sa séparation entre bolchéviks et menchéviks, elle doit être au moins un peu différente du schisme définitif proclamé par certains. Il y a en février 1917 des organisations « uniques » où bolchéviks (majoritaires) et menchéviks (minoritaires) cohabitent dans le même cadre. Les bolchéviks sont pour la séparation d’avec les « chauvins », ceux qui justifient la grande boucherie, cette guerre des démocraties dont la composante russe, disposant de la vie de millions de moujiks, est celle de l’autocratie la plus arriérée. Mais ils sont sincèrement partisans de l’unité entre les ennemis de la guerre impérialiste et le prouvent en actes.
Il paraît aussi que le parti célèbre un « culte du chef » pour célébrer son dirigeant, Lénine. Peut-on rappeler l’existence d’oppositions à Lénine non seulement avant mais après l’insurrection d’Octobre ? Les hommes qui ont construit l’opposition au traité de paix, l’Opposition ouvrière, l’opposition militaire, l’opposition syndicale, l’opposition du « centralisme démocratique », ont ferraillé contre Lénine et se sont retrouvés au bout de compte avec lui.
La tradition, de ce point de vue, était si puissante qu’elle ne disparaît qu’en 1927 sous les coups de marteau-pilon de l’appareil qui contraint les zinoviévistes à se renier. Jusque-là, les anciens dirigeants de groupes d’opposition exclus sont réintégrés sans autocritique ni humiliation, normalement puisque la vie a réglé les divergences ou les a refoulées dans le passé, domaine d’histoire, pas de la commission de contrôle !
Les manifestations d’un « culte » de Lénine n’apparaissent qu’après sa mort et il est significatif que la première protestation contre l’embaumement du disparu et l’érection d’un mausolée, soit élevée par sa compagne Nadejda Kroupskaia, qui considère que personne n’a le droit de transformer un révolutionnaire en icône.
Au lendemain de la mort de Lénine, le journaliste L.S. Sosnovsky, dont la plume acérée était redoutée pour ses critiques des puissants, notamment les bureaucrates du parti, souligne la sévérité de Lénine dans ses appréciations, les qualifications qu’il donne de tel ou tel, des jugements qui paraissent souvent aussi durs que sommaires, mais que lui-même semble être le premier à oublier, au moins aussi rapidement qu’il les a proférés. Sosnovsky souligne que personne, dans le parti ni autour de lui, n’a jamais exprimé de rancune à l’égard de Lénine, dont il relève qu’il « avait des ennemies de classe mais aucun ennemi personnel. »
Un parti russe en 1917
Nous avons répondu à quelques critiques des ennemis du bolchévisme qui bénéficient de l’appui de la grande presse et que cette dernière colporte allègrement sur les ailes de la calomnie. Mais nous nous sommes contentés de dire ce que n’était pas le parti bolchévique.
Qu’était-il donc ?
Il était d’abord le produit de son temps, et les hommes qui l’ont bâti de leur chair et de leur sang étaient l’expression de cette société russe en bouleversement total où les temps modernes de l’âge industriel se mêlaient aux racines médiévales de millions de paysans soumis et humiliés mais prêts à se révolter et à se battre férocement. Jamais peut-être classe ouvrière n’apparut-elle sur le champ de l’histoire comme une classe nouvelle totalement révolutionnaire comme Isaac Deutscher l’a magnifiquement écrit : « La classe ouvrière russe était l’une des merveilles de l’histoire. Petite numériquement, jeune, inexpérimentée, inéduquée, elle était riche en passion politique, en générosité, en idéalisme et en qualités héroïques rares. Elle avait le don de rêver d’avenir et de mourir au combat d’une mort héroïque. »
Pleurant la mort récente de « son ami Lénine », le vieux bolchévik E.A. Préobrajensky, 38 ans, écrivait de son côté :
« L’avant-garde de notre classe ouvrière reste le pur produit du capitalisme européen qui, déferlant dans un pays neuf, y a édifié des centaines d’entreprises formidables, organisées selon les derniers perfectionnements de la technique occidentale. Notre ouvrier, c’est le jeune barbare plein de force que n’a pas encore corrompu la civilisation capitaliste, qui n’est pas perverti par le confort et le bien-être, miettes de la table des exploiteurs des colonies, qui ne s’est pas encore laissé plier au joug de la légalité et de l’ordre bourgeois. Il a pour ancêtres les paysans qui pillaient les maisons et les récoltes du seigneur, ceux que l’on fouettait dans les écuries des pomiechtchiki (1), et que l’on envoyait sur des radeaux, l’as de carreau des forçats sur leur vêtement, dans les mines de l’Oural et de la Sibérie. Dans ses veines coule le sang des factieux qui, à l’époque des Stenka Razine (2) et de Pougatchev (3) faisaient trembler le trône des tsars moscovites. Notre ouvrier a commencé à haïr le capital et à le combattre avant de le révérer comme organisateur d’un régime économique supérieur à l’artisanat : il a commencé à le mépriser avant d’avoir goûté à la culture bourgeoise et de s’y être attaché. Il ne ressemble ni au prolétaire d’Occident dressé par deux siècles d’industrie manufacturière et capitaliste, ni au semi-prolétaire de l’Inde et de la Chine. Notre classe ouvrière alliait en elle l’élan révolutionnaire, la spontanéité de la verte jeunesse à la discipline qui cimente les millions d’êtres autour de la machine. »
Il dit à nos lecteurs : « Qui ne comprend pas ces traits originaux ne comprendra rien à ses merveilleuses réalisations, ne saisira pas l’essence de ce phénomène sociologique qu’est le parti bolchévique. »
Trotsky, enfin, dans son exil quelques années avant d’être assassiné, évoquait ses souvenirs d’adolescent :
« La jeunesse da le génération révolutionnaire coïncidait avec celle du mouvement ouvrier. C’était l’époque des hommes de dix-huit à trente ans. Les révolutionnaires plus âgés se comptaient sur les doigts de la main et paraissaient des vieillards. Le mouvement ignorait complètement l’arrivisme, il vivait de sa foi en l’avenir et de son esprit de sacrifice. Il n’y avait ni routines, ni formules conventionnelles, ni gestes théâtraux, ni procédés oratoires. Le pathétique naissant était timide et maladroit. Les mots même de « comité » et de « parti » étaient encore neufs, avec leur fraîche auréole et ils avaient pour les jeunes dans une résonance attirante et troublante. Celui qui entrait dans l’organisation savait que la prison et la déportation l’attendaient dans quelques mois. On mettait son point d’honneur à se comporter avec fermeté en présence des gendarmes ; à seconder le plus vite possible les camarades arrêtés ; à lire en prison le plus grand nombre de livres ; à s’évader au plus vite de la déportation pour gagner l’étranger ; à y faire provision de science pour rentrer et reprendre le travail révolutionnaire. Les révolutionnaires professionnels croyaient ce qu’ils enseignaient ; rien d’autre n’aurait pu les inciter à entreprendre leur chemin de croix. »
Nous venons de reproduire ici trois citations extraites de notre Parti bolchévique publié en 1963, il y a un bon, tiers d’un siècle. Il n’y a pas lieu de les rajeunir ni de les compléter. Elles constituent une explication complète. Mais certaines remarques de ces auteurs, qui s’y connaissaient en révolution, nous posent des questions.
La foi en l’avenir ne se trouve plus aujourd’hui dans une société standardisée, américanisée mais aussi anémiée, démoralisée par le chômage généralisé et la corruption des nantis. Dans l’intervalle aussi, il y a eu un grand espoir piétiné, Staline et Pol Pot, les charniers d’enfants et de communistes massacrés – les 80.000 du dernier, découvert à Boutovo. Ni « comité » ni « parti » ni « communiste » ne sont plus des mots neufs, ils n’ont pas d’auréole et, pour beaucoup, ils sentent mauvais, évoquent la police politique et des gens aux allures de gestapistes.
Ce n’est pas que bien des garçons et des filles n’aient encore foi en l’avenir et soient incapables désormais d’esprit de sacrifice, c’est qu’ils n’ont pas de réponse à la double question fondamentale. Que faire, qui croire et que croire ?
Je crois en la possibilité pour l’humanité de maîtriser son propre destin. Il me semble pourtant que, si le scepticisme me gagnait, les croisées de l’anti-communisme et toutes le boutiques qui font leur beurre sur les crimes qu’ils attribuent « au communisme », les calomniateurs du Parti bolchévique, les ennemis jurés des « utopies sanglantes » et les socialistes à visage humain, qui nous invitent à nous ranger derrière les ennemis du genre humain, m’en empêcheraient. Car, de quoi ont-ils peur, s’ils n’ont vraiment rien à craindre ?
Je suis convaincu que les générations qui viennent vivront en toute conscience des aventures aussi riches que celle d’Octobre. Elles n’en sortiront pas trahies et vaincus si elles ont l’expérience, entre autres une compréhension historique.
Car celui qui n’a rien appris de l’histoire est voué à la recommencer.
- Propriétaires terriens
- Chef Cosaque du 17ième siècle
- Dirigeant de la guerre des paysans au 18ième siècle