Les manifestations de ce 1er février 2011, en Egypte, ont rassemblé entre trois et quatre millions de personnes, dont près de deux millions au Caire.
 Le mouvement révolutionnaire monte en puissance. Cette magnifique démonstration de force sonne le glas de Moubarak. On voit mal comment le vieux dictateur pourrait se maintenir au pouvoir. Son départ – dans un avion ou dans un cercueil – est devenu la condition sine qua non pour que l’Etat-major de l’armée égyptienne conserve ce qui lui reste d’autorité sur les troupes. Les soldats fraternisent avec les manifestants. Incapable de mettre fin au soulèvement, l’Etat-major « reconnaît » la légitimité de ses revendications. Ce sont les mêmes généraux réactionnaires, corrompus jusqu’à la moelle, financés et armés par les Etats-Unis, qui formaient le pilier central de la dictature de Moubarak. Si les mobilisations dans la rue avaient été de plus faible ampleur, ils les auraient écrasées dans le sang sans la moindre hésitation. Mais dans le contexte actuel, cette option ne leur est plus ouverte. Les soldats se retourneraient contre leur commandement – et l’armée se briserait en deux.

Le départ de Moubarak ne garantit pas le rétablissement de l’autorité de l’Etat-major. Mais toute tentative de maintenir le président au pouvoir rendrait inéluctable l’effondrement de cette autorité. La division de l’armée donnerait une impulsion nouvelle et extrêmement puissante à la révolution égyptienne. Les chefs militaires sont liés par mille liens au Pentagone. Leur renversement signifierait la rupture du maillon principal de la chaîne stratégique de l’impérialisme américain dans la région. L’existence même du système capitaliste en Egypte – et, par conséquent, à travers l’Afrique du Nord et le Moyen Orient – serait remise en question. C’est cette perspective cauchemardesque, du point de vue des impérialistes, qui sème la panique à Washington et qui explique toutes les manœuvres visant à assurer une « transition en bon ordre », compatible avec ses intérêts économiques et stratégiques. C’est ce que Sarkozy, Cameron, Merkel et Obama appellent la « stabilité ». Ils veulent un changement qui ne change rien de fondamental.

Les masses ne voient pas le problème de la même façon. Le départ de Moubarak sera l’occasion d’une grande liesse populaire. Mais très rapidement, il apparaîtra que pratiquement aucun des problèmes fondamentaux à l’origine de cette révolution n’est résolu. L’Egypte est un pays où l’immense majorité de la population vit dans une pauvreté écrasante. Les réformes introduites à l’époque de Nasser et les mesures favorisant une plus grande indépendance économique du pays – notamment la nationalisation du canal de Suez et d’autres secteurs de l’économie – ont été annulées ou détournées au profit d’une minorité capitaliste mafieuse, une minorité qui engrange d’immenses fortunes grâce aux salaires de misère et au chômage de masse.

Cette exploitation et cette misère seront-elles moins accablantes sous le « nouveau » gouvernement ? Pas du tout. Les mêmes intérêts capitalistes domineront le pays. Et sur la base du capitalisme, en Egypte, le contexte international et les réalités sociales du pays entrent en contradiction avec la perspective d’un régime démocratique qui tolérerait durablement la libre expression, des élections libres et le développement de syndicats et de partis ouvriers indépendants. Le gouffre entre les riches et les pauvres, entre les exploiteurs et les exploités, est trop grand pour cela. A terme, le capitalisme égyptien ne pourrait fonctionner qu’au moyen d’une dictature. Les masses égyptiennes n’auront jamais que les droits qu’elles prendront et conserveront par la lutte.

Dans l’histoire de toute révolution, il y a, par la force des choses, deux phases successives – la première présentant moins de difficultés que la deuxième, pour la classe révolutionnaire. Ce fut le cas lors de la révolution française de 1789-1795, lors de la révolution russe de 1917 et lors de pratiquement toutes les révolutions. Après le soulèvement initial et le premier succès des masses contre l’ancien régime, elles apprennent par l’expérience que le changement au sommet ne change rien, ou presque, en ce qui concerne leurs conditions d’existence et les dangers qui les guettent. Il en sera ainsi en Egypte – et aussi, pour les mêmes raisons, en Tunisie. Les révolutions qui sont en cours dans ces deux pays sont le produit d’une longue maturation, de l’effet accumulé d’oppressions et de souffrances insupportables. Mais une fois que les masses entrent en action, elles peuvent arracher des concessions initiales – comme le départ de Ben Ali ou de Moubarak – avec une relative facilité. Quelques symboles et acteurs de l’oppression sautent, mais l’oppression elle-même demeure. Il faudra du temps – plus ou moins long, selon les circonstances – avant que les masses prennent pleinement conscience des causes réelles de cette oppression et pour que se préparent les conditions d’une nouvelle offensive révolutionnaire, dans le but de les éradiquer.

En Tunisie, l’intervention soudaine des opprimés dans l’arène politique a forcé la classe dominante à sacrifier sa figure de proue. Il en ira de même en Egypte. Mais les régimes en place ne peuvent guère donner plus. Sortir du marasme économique et social, éradiquer la pauvreté et moderniser le pays sont des tâches irréalisables sans porter atteinte aux fondements mêmes du système capitaliste, c’est-à-dire à la propriété capitaliste des banques, de l’industrie et des principales ressources économiques du pays. C’est également impossible sans mettre un terme au monopole des armes dont jouissent les représentants militaires et policiers de la classe dominante. La seule force qui peut accomplir ces tâches est la classe ouvrière égyptienne, qui devra s’armer d’organisations déterminées à balayer le système capitaliste.

En dernière analyse, les deux sources du pouvoir sont la propriété des moyens de production et le contrôle des armes. Tant que ces deux sources sont entre les mains d’une minorité, elles s’en serviront pour soumettre et exploiter la majorité. C’est cette vérité fondamentale qui doit trouver une expression politique et organisationnelle en Egypte et en Tunisie, qui doit former le programme des travailleurs. Le sort de ces deux révolutions – et de toutes celles qui les suivront – en dépend. Dans les mois et les années à venir, la révolution devra aboutir à la réalisation de ce programme, le programme du socialisme révolutionnaire, ou alors elle sombrera, cédant la place à de nouvelles dictatures au service de vieilles oppressions.

Une Egypte socialiste ne restera pas isolée. La victoire de la révolution égyptienne aurait de profondes répercussions en Afrique et au Moyen Orient. Elle ouvrirait la perspective d’en finir avec la domination et les crimes impérialistes dans toute la région.

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