Voilà trois mois qu’en France, le 10 septembre, un mouvement né en dehors des structures traditionnelles du mouvement syndical et politique de gauche, a essayé de ‘tout bloquer’. A défaut de réussir à ‘tout bloquer’ il a fait suffisamment peur pour provoquer la chute du gouvernement Bayrou et son budget méga-austéritaire. Le mot d'ordre ‘bloquons tout’ a inspiré des centaines de milliers de personnes en France. La partie la plus combative du mouvement syndical l’a aussi rallié. Rapidement il devient LE mot d’ordre avec lequel s'identifie les franges les plus déterminées, les plus radicales de la jeunesse et de la classe travailleuse en Europe. En effet, pour lutter contre les gouvernements capitalistes, il faut arrêter la machine économique et faire peur à la classe capitaliste. Nous publions ici les impressions d’une camarade sur la signification de cet appel et de sa portée.
Le 10 septembre en France
Ça se voit, ça se sent… le peuple est présent !
Il y a une fébrilité qui nous prend aux tripes, dépasse nos corps et s’étale partout. Serait-ce une sorte de virus ? Les peuples du monde entier s’infectent les uns après les autres. Les symptômes ? Une hostilité généralisée contre un système en déclin, qui a de plus en plus de mal à nous faire avaler la pilule.
Pendant les années 70, 80 et 90, le néolibéralisme pouvait encore représenter un mirage d’opportunités et d’abondance. La méritocratie ; la concurrence loyale censée sublimer les interactions humaines ; le ruissellement de l’argent des poches des plus riches vers le reste de la société… tous ces discours ne sont plus audibles aujourd’hui.
Créateur et responsable des crises qui s’enchaînent depuis le début des années 2000 (économiques, écologiques, sanitaires, sociales, culturelles, spirituelles, existentielles), « le rêve américain » ne fait plus rêver grand monde (ou presque). En réaction à la misère et aux inégalités qui grandissent chaque année, les mouvements populaires sont de plus en plus nombreux et massifs. On se souvient des Indigné·e·s qui occupaient la Plaza del Sol à Madrid ; des Gilets jaunes qui ont illuminé la France ; des révoltes au Chili déclenchées par un billet de métro trop cher ; des mouvements de libération au Mali, au Niger, au Sénégal, au Burkina Faso… pour se défaire une bonne fois pour toutes de l’emprise coloniale ; des manifestations au Sri Lanka, en Indonésie ; de la révolte paysanne au Japon ; des mobilisations massives en Corée du Sud contre la loi martiale ; du mouvement en Martinique contre la vie chère et la mafia des békés ; du soulèvement des agriculteurs en Europe ; du Népal qui brûle ; des dockers au Maroc qui refusent de charger les bateaux d’armes ; de la Global Sumud Flotilla ; de la Serbie qui tient bon depuis neuf mois. Même aux États-Unis, le peuple se lève contre les incohérences suicidaires de Trump.
Une date à noter dans le calendrier
Parmi cette effervescence, nos voisins français lancent une date pour tout bloquer. Le 10 septembre a été attendu avec intérêt et curiosité, au-delà des frontières du pays. De son côté, le Premier ministre, craintif et anticipant l’impact de cette journée, renonce avant même que les mouvements sociaux ne se produisent. François Bayrou a déjà été remplacé par Sébastien Lecornu (un autre pantin).
Le gouvernement a eu peur : les autorités attendaient 100 000 manifestants, et ont déployé 80 000 policiers dans tout le pays — presque un policier par manifestant.
La journée a commencé tôt. Entre 5h et 9h du matin, la périphérie de Paris était déjà bloquée. Au fil de la journée, il y a eu un peu de tout : blocages de rues et d’axes de communication, d’établissements scolaires, de commerces et d’entreprises ; manifestations massives et sauvages ; distribution de tracts ; vélos bloquant pacifiquement les ronds-points ; clowns interdisant l’entrée du métro avec du papier toilette ; enfants lançant des briques en mousse devant une banque ; feux de joie sur les places publiques ; péages rendus gratuits ; personnes enchaînées aux barrières des gares pour perturber la circulation ; repas gratuits et bio offerts par la Confédération paysanne ; groupes organisés pour soutenir les grévistes ; chenilles humaines ; drapeaux palestiniens ; actions individuelles difficiles à quantifier (ne pas consommer, ne pas utiliser d’électricité, etc.). Et j’en passe.
Au total, entre 250 000 personnes (selon la police) et 400 000 (selon les organisateurs) ont participé à des manifestations et rassemblements. 812 actions ont eu lieu partout en France. Plus de 300 syndicats de différents secteurs se sont mobilisés. Et bien sûr, de nombreuses images de répression policière.
Mais qui sont toutes ces personnes ?
L’appel au 10 septembre est apparu mi-juillet, après les annonces du budget Bayrou. Même si cet appel vient d’un compte souverainiste plutôt à droite, les messages ont rapidement circulé dans toute la France via des groupes Telegram, et le mouvement a gagné toute la société. Certains groupes politiques — sans être impliqués dans l’organisation interne du mouvement, qui reste véritablement populaire — encouragent la participation aux actions. C’est le cas de La France Insoumise, Les Verts, le PCF et certains membres du PS. L’intersyndicale, quant à elle, n’a pas lancé d’appel unitaire national pour le 10 septembre et préfère organiser une grève le 18 septembre.
Cette union de la base citoyenne, anonyme, en dehors des partis politiques et des syndicats, qui orchestre de telles mobilisations simultanées dans tout le pays, est assez inédite. Ce sont désormais les partis et les organisations qui suivent l’élan d’un mouvement massif, incontrôlé et difficile à cerner.
Un peu de contexte
Une telle détermination ne peut pas surgir de nulle part. Mise à part une histoire révolutionnaire qui marque encore la mémoire des Français, il faut évoquer le bilan désastreux du gouvernement macroniste.
Le niveau des inégalités en France est aujourd’hui le plus élevé depuis trente ans.
Durant tout son mandat, Macron, entouré de son cortège de lèche-bottes, a systématiquement ignoré la volonté populaire. Le mépris de classe s’est exprimé sans retenue, plus flagrant que jamais. Pendant ses deux mandats, les macronistes ont contourné les décisions parlementaires à coups répétés de 49.3. La dissolution de l’Assemblée nationale en 2024, décidée par le président, s’est soldée par un échec électoral… qu’il n’a même pas respecté. Aujourd’hui, la France connaît son troisième Premier ministre de droite sans légitimité démocratique.
Ni les revendications désespérées des soignants ; ni les demandes des Gilets jaunes ; ni les cris des Français contre la réforme des retraites (7 personnes sur 10 y étaient opposées) ; ni, plus récemment, les millions de signatures contre la loi Duplomb ; ni la volonté massive de soutenir le peuple palestinien ; ni les luttes locales… Rien n’a été pris en compte. La seule réponse du gouvernement : la violence policière et la criminalisation systématique des personnes qui osent lever la voix. Tous les dispositifs démocratiques à disposition des citoyens semblent dysfonctionnels… Ne serions-nous pas, en réalité, hors d’une véritable démocratie ? Tiens, tiens.
Bien que toutes les mesures prises par le gouvernement Macron pour préserver les intérêts de sa classe sociale au détriment de la majorité aient piétiné l’esprit des institutions démocratiques, elles ne sont en aucun cas illégales. Juridiquement, il avait le droit de faire ce qu’il a fait.
Ce type de comportement a été étudié dans le livre How Democracies Die de Steven Levitsky et Daniel Ziblatt, deux politologues de l’université de Harvard. Ils y défendent l’idée que l’un des facteurs clés pouvant faire glisser une démocratie vers l’autoritarisme est, selon eux, le mépris de la retenue institutionnelle : cette capacité des dirigeants à ne pas utiliser tous les pouvoirs que leur confère la loi, par souci d’équilibre démocratique. Ces dirigeants pratiquent ce qu’ils appellent le brutalisme constitutionnel : c’est-à-dire l’usage extrême, méthodique et légal des outils institutionnels pour imposer leur volonté, contre vents et marées.
Bien que les dirigeants néolibéraux œuvrent à satisfaire les intérêts d’une classe dominante capitaliste, et que leur « retenue » soit souvent le fruit des contre-pouvoirs exercés par des organismes de lutte, Trump et Macron représentent deux exemples de personnalités particulièrement narcissiques et psychopathes, qui ont franchi, de manière violente et brutale, des limites que d’autres n’avaient pas osé dépasser depuis 80 ans. En tant que société, nous devrions nous interroger sur ce qui fait qu’à notre époque, ce genre de personnages puisse se retrouver à la tête de pays disposant d’un immense pouvoir de nuisance pour le reste du monde.
On pourrait donc dire que la France se trouve dans un entre-deux : sous un régime qui n’est plus vraiment démocratique, et qui prépare peut-être le terrain pour un gouvernement encore plus autoritaire.
Déplorable. Mais prévisible.
L’une des armes les plus redoutables de la classe dominante pour asservir les citoyennes et citoyens est le monopole des industries culturelles. Nous vivons une époque bien inquiétante, où le rapport à la vérité est négligé, voire méprisé. Dire tout et son contraire, mentir en permanence sans aucune conséquence pour ceux qui le font est devenu la norme. Être un citoyen éclairé, capable d’exercer son esprit critique, est devenu plus difficile que jamais.
Cet été, lorsque les assemblées citoyennes ont commencé à s’éteindre dans tous les départements de France, le premier réflexe des médias a été de faire silence radio. Personne n’en parlait sur les plateaux télé.
Quand ce silence est devenu intenable, la stratégie a été de discréditer le mouvement. D’abord, en associant l’appel au mouvement au groupe « Les Essentiels », qualifié de souverainiste et complotiste, parfois proche de l’extrême droite zemmourienne, clairement dans le but de faire fuir ou culpabiliser les personnes qui ne veulent pas se sentir associées à un groupe jugée indésirable.
Les médias se sont contentés de relier l’information de l’origine de l’appel, sans préciser que ce groupe n’a joué aucun rôle dans la suite du mouvement.
Ensuite, ils ont diffusé des récits complotistes, insinuant qu’un mouvement citoyen d’une telle ampleur devait forcément être piloté par une force obscure et manipulatrice. Certains ont parlé d’une ingérence étrangère (sans jamais dire laquelle), d’autres ont affirmé que le mouvement avait été « phagocyté », « vampirisé » de l’intérieur par l’ultra-gauche, c’est-à-dire, LFI.
Une fois de plus, les médias se sont autorisés à propager des messages confus, contradictoires et mensongers, avec pour seul objectif de faire peur à tous ceux qui auraient pu être tentés de rejoindre le mouvement.
Puis, la machine médiatique s’est remise en route pour offrir l’un de ses nombreux spectacles pitoyables. Le 25 août, François Bayrou a annoncé qu’il allait demander à l’Assemblée nationale un vote de confiance. Cela a permis de détourner l’attention du mouvement en cours. Beaucoup ont alors commencé à suggérer que le mouvement citoyen n’avait plus de raison d’être, puisque Bayrou semblait poussé à la démission.
Les médias ont offert une mise en scène des partis et des journalistes discutant dans le vide de questions sans intérêt. Une diversion, en somme. Et, au passage, ils ont affirmé que ce mouvement était voué à l’échec, ou bien ils ont commencé à déplorer par avance la violence et le chaos "inutiles" qu’il allait générer.
Et – on ne sait pas trop comment, ni avec quelle pirouette rhétorique – mais ils l’ont dit, mesdames et messieurs : ce mouvement est antisémite.
Pendant le « jour J », les images d’un bus et d’un commerce en flammes ont tourné en boucle, sans préciser que ces incendies avaient été provoqués par les tirs de gaz lacrymogènes lancés par la police. Ils ont montré des personnes cagoulées, et les rares actes de vandalisme ou de débordement, inévitables dans un mouvement massif et incontrôlé.
Heureusement, nous disposons désormais de médias indépendants et alternatifs, qui font un véritable travail journalistique, pour nous montrer une toute autre réalité : des enfants, des hommes et des femmes de tous âges et de toutes conditions qui marchent ensemble, de manière pacifique, solidaire et joyeuse.
Et aussi plein d’actions fortes, drôles, émouvantes et créatives.
Grâce à la boucle Telegram @balancetonaction, tout ce qui s’est passé au cours de ce mercredi a pu trouver sa place dans l’imaginaire collectif.
Nous avons eu écho des grands rassemblements dans la capitale et dans les plus grandes villes de France. Mais aussi des actions plus modestes, menées dans de petits villages. Et ça, c’est fort.
Rien de ce qui s’est passé le 10 septembre n’a été vain. Tout le monde peut sentir et constater qu’il fait partie de quelque chose de plus grand. Et ça, c’est beau.
Les mots ahurissants du ministre de l’Intérieur
Et qu’a-t-il dit, Bruno Retallo, ministre de l’Intérieur et personnage qui plaisante volontiers sur son désir d’obtenir les pleins pouvoirs ?
Dans son allocution, il affirme sans détour que les manifestants ne sont pas des citoyennes (attention aux conséquences d’une telle déclaration), et il établit une distinction nette entre celles et ceux qui rejoignent le mouvement, d’un côté, et les « honnêtes gens » qui veulent simplement aller travailler, de l’autre.
Le ministre joue également avec les mots lorsqu’il dénonce LFI pour avoir soi-disant appelé à l’insurrection. Il faudrait rappeler à ce monsieur que le droit de manifester est un droit fondamental dans un pays qui se prétend démocratique.
L’appel à participer à des manifestations n’a rien à voir avec, par exemple, les propos de Trump ou de Bolsonaro, qui, il y a quelques années, ont affirmé que les résultats électoraux avaient été volés et ont incité leurs électeurs à se soulever, ce qui a abouti à de réelles tentatives de coup d’État.
Ces discours qui prétendent défendre la démocratie tout en la sapant de l’intérieur s’inscrivent parfaitement dans la rhétorique de la post-vérité, où les mots sont inversés, vidés de leur sens, et utilisés pour manipuler au lieu d’éclairer.
Ce discours, prononcé après une journée aussi importante pour le pays, laisse craindre que le fascisme se soit bel et bien installé à l’Élysée.
Le « à partir » change tout
Le 10 septembre est une date qui a rassemblé des milliers de citoyens et de citoyennes venus occuper les rues. Des gens issus de milieux sociologiques, économiques et idéologiques très différents.
Ouvriers, salariés, indépendants, petits chefs d’entreprise, fonctionnaires, étudiants, retraités, chômeurs… Tous ont compris qu’il faut savoir mettre ses différences de côté pour une cause commune.
Mais quelle cause ?
Pour l’instant, il n’y a pas de cahier de revendications commun à part le rejet de l’austérité. La seule chose clairement partagée, c’est que la population ne veut plus de ce système et la démission du président Macron. Et c’est une bonne chose qu’à la naissance du mouvement, les choses restent encore vagues. Cela signifie qu’aucune personne ne cherche à s’imposer comme leader du mouvement, et que ce soulèvement reste indépendant, populaire, et évolue de façon organique.
Le plus précieux dans cet appel à l’action, c’est le « à partir » du 10 septembre.
Il ne s’agit pas d’une simple journée de catharsis, suivie du silence.
Cette date est un appel à un nouvel état d’esprit, où les actions et l’implication politique vont désormais trouver leur place dans l’agenda des gens.
Les Français l’ont bien compris : le changement est une course de fond, qui prend du temps. Nous sommes trop attachés à l’immédiat, mais le chemin, lui, se fait en marchant. Il n’existe pas de formule magique capable de résoudre, en une journée, les problèmes complexes qui menacent nos sociétés.
Le 10 septembre ne peut être ni un « échec », ni un « succès ». C’est avant tout une opportunité. Une opportunité à saisir avec espoir et détermination.
Rêvons en grand
La mondialisation impose l’intégration de tous les pays dans le jeu international, même les plus petits et les plus démunis. Les relations entre États sont de plus en plus intriquées, et les interdépendances se multiplient. Parler de « pays souverains » n’a plus vraiment de sens : nous sommes tous dépendants, d’une manière ou d’une autre, d’autres puissances, d’autres peuples.
De plus, avec la généralisation d’Internet et les nombreuses possibilités que nous avons désormais de contourner les médias oligarchiques pour produire nous-mêmes des contenus révolutionnaires, les peuples deviennent plus que jamais une véritable force, capable de peser dans les relations internationales.
La puissance pure — armée contre armée — n’a jamais réglé aucun problème international. Bien au contraire, elle ne fait qu’allumer les feux, attiser l’humiliation et le ressentiment entre les peuples, générer de la rage. Quelle issue espérer, après toutes ces horreurs, passées et présentes ?
Les pays dits du « premier monde » ont méprisé, pillé, écrasé le « reste » pendant des siècles. Pour guérir les blessures de la colonisation et de la prédation capitaliste, une tâche capitale s’impose à nous : introduire la subjectivité de l’autre.
Chaque fois que nous parlons de relations internationales, nous devrions nous poser trois questions :
- Comment l’autre perçoit-il les mêmes événements que nous avons vécus ensemble ?
- Comment l’autre nous perçoit-il ?
- Comment l’autre imagine-t-il que nous le percevons ?
Évidemment, nos dirigeants ne se préoccupent pas de ces questions. Ils transgressent sans cesse ce qui devrait être un principe universel : une vie vaut une vie. Ils pratiquent une diplomatie de l’indifférence à la souffrance.
C’est le moment de faire vibrer les peuples, de faire circuler des idées et des modèles nouveaux, où le grand Autre est accueilli avec respect et chaque peuple peut contribuer à la mondialisation sans être écrasé par un autre. Parce que, malgré nos différences, il existe des objectifs communs et universels qui unissent les opprimé·es et exploité·es du monde entier : renverser la domination de nos gouvernants et conquérir un véritable pouvoir du peuple, par le peuple et pour le peuple.
Construire un monde différent n’est pas une utopie. C’est possible… et il est déjà en train de se bâtir.
