La lettre du gouvernement grec à l’Eurogroupe, détaillant les mesures qu’il s’engage à mettre en œuvre en contrepartie de l’accord conclu vendredi, révèle l’ampleur des reculs consentis par rapport au programme de Syriza. Cela a provoqué un déluge de protestations au sein du parti.
Envoyée in extremis dans l’après-midi du 23 février, la lettre fait des concessions importantes sur des points essentiels du « programme de Thessalonique », grâce auquel Syriza a gagné les élections du 25 janvier. Ces concessions concernent principalement les privatisations, les conventions collectives et le salaire minimum. La lecture de cette lettre révèle le peu de marge de manœuvre disponible pour mettre en œuvre même les mesures devant apporter un soulagement immédiat à la crise humanitaire, à laquelle des centaines de milliers de Grecs font face.
Examinons certains points de la lettre. Concernant les dépenses publiques, de nouvelles coupes budgétaires sont envisagées dans la formulation suivante : « Examiner et contrôler les dépenses dans chaque domaine du budget de l’Etat (c’est-à-dire l’Education, la défense, les transports, les collectivités locales ou les prestations sociales –Ndlr) – identifier des mesures d’économie à travers un examen rigoureux des dépenses de chaque ministère ; rationaliser les dépenses, en dehors des dépenses de personnel et de retraites. »
Sur les privatisations, Syriza s’était engagée à toutes les interrompre. A présent, le courrier du gouvernement grec affirme que pour « attirer l’investissement dans les secteurs-clés et gérer le patrimoine de l’Etat efficacement, les autorités grecques s’engageront à ne pas revenir sur les privatisations déjà effectuées. » Les privatisations ayant déjà commencé seront menées à bien : « Là où le processus d’appel d’offres a déjà débuté, le gouvernement respectera ce processus conformément à la loi. »
Enfin et surtout, le texte laisse la porte ouverte à de nouvelles privatisations :« Réexamen des privatisations qui n’ont pas encore été lancées, dans le but d’en améliorer les modalités, optimiser les bénéfices à long terme pour l’Etat, créer de la richesse, renforcer la concurrence des économies locales, stimuler la reprise économique nationale et les perspectives pour la croissance à long terme. Adopter dorénavant une approche suivant laquelle chaque nouveau cas sera examiné séparément et sur ses mérites propres, en mettant l’accent sur les baux à long terme, les partenariats public/privé et les contrats optimisant non seulement les recettes de l’Etat mais aussi les niveaux d’investissement privé attendus. » Cela signifie, en substance : « Oui, nous allons privatiser, mais nous allons trouver les formes de privatisation les plus favorables. »
Ces engagements sont en complète contradiction avec le récent discours, devant le parlement, du ministre de la Reconstruction économique, Lafazanis, qui est aussi le dirigeant de la « Plateforme de gauche » de Syriza. Il s’était engagé à arrêter toutes les privatisations, mais également à réexaminer plusieurs privatisations déjà achevées. Les engagements actuels du gouvernement signifieraient la poursuite de la privatisation du port de Pirée, par exemple.
En ce qui concerne l’engagement de restaurer les conventions collectives supprimées par le Mémorandum, la lettre du gouvernement constitue, là aussi, un recul majeur. De ce qui avait été promis, il reste désormais un vague engagement à « introduire progressivement une nouvelle approche “intelligente” des conventions collectives, qui permette d’équilibrer les besoins de flexibilité et d’équité. » C’est un langage très dangereux, car nous savons bien ce que « flexibilité » signifie pour les capitalistes. Et au lieu d’un engagement à restaurer les droits supprimés, le texte ne parle que d’une nouvelle « approche intelligente ».
Une autre mesure importante – et pratiquement abandonnée – est le rétablissement dusalaire minimum à 751 euros. Le programme de Thessalonique s’y engageait très clairement. Tsipras l’avait répété dans son discours de politique générale, au parlement. Il est vrai que par la suite, il a été dit que cette mesure ne serait introduite qu’en 2016, et non immédiatement, le temps de mettre en place d’autres mesures permettant d’en alléger l’impact sur les petites entreprises. Le salaire minimum a été drastiquement baissé par le Mémorandum : de 751 euros par mois à 586 euros – et même à 510 euros pour les moins de 25 ans.
L’engagement auprès de l’Eurogroupe déclare désormais avoir « l’ambition de rationaliser et, au fil du temps, d’augmenter le salaire minimum, d’une manière compatible avec les objectifs en matière de compétitivité et d’emploi. L’étendue et la périodicité des modifications du salaire minimum seront établies en concertation avec les partenaires sociaux ainsi que les institutions européennes et internationales, dont l’OIT, et tiendront pleinement compte des avis d’un nouvel organe indépendant sur la compatibilité de ces modifications salariales avec la croissance de la productivité et la compétitivité. »
Il n’y a rien de concret dans cette ambition d’élever le niveau du salaire minimum au fil du temps. Pire : même cet engagement vague est pris sous réserve de sauvegarder la compétitivité et la création d’emplois ! Les capitalistes expliqueront toujours et partoutqu’une augmentation du salaire minimum serait nocive pour l’emploi et la compétitivité ! De plus, toute augmentation sera faite en consultation avec les partenaires sociaux(comprendre : les employeurs auront un droit de veto) et la troïka (alias « les institutions »).
Pour finir, toutes les mesures humanitaires d’urgence (très détaillées et chiffrées dans le programme de Thessalonique, mais vagues, générales, « très ciblées » et « peu coûteuses » dans le courrier) ne pourront être mises en œuvre que si elles n’affectent pas le budget global : « Veiller à ce que la lutte contre la crise humanitaire n’ait pas d’effet fiscal négatif. »
Dans les faits, cet accord signifie que le gouvernement grec accepte de voir chacune de ses mesures politiques supervisée et agréée par la troïka, rétablissant l’humiliante domination du pays par le capital international, comme avant les élections. La marge de manœuvre laissée au gouvernement grec sera extrêmement étroite. Chaque mesure progressiste que le gouvernement grec voudra mettre en œuvre devra être financée dans les très strictes limites imposées par la troïka. Cela se traduira soit par des coupes dans le budget, soit par l’augmentation des recettes.
La lettre détaille une série de domaines où le gouvernement grec pense pouvoir trouver l’argent nécessaire, principalement en s’attaquant à la fraude fiscale et aux trafics. Il est douteux que beaucoup de fonds puissent être trouvés de cette façon, les principaux coupables s’étant déjà envolés avec leur magot depuis longtemps.
Les capitales allemandes et européennes ont conçu cet « accord » (ou plutôt cette capitulation) de façon à s’assurer qu’elles conservent toutes les cartes bien en main. La volonté démocratique du peuple grec, telle qu’exprimée le 25 janvier, s’est confrontée au Capital... et le Capital a gagné.
Il n’y a aucun intérêt à essayer de présenter ceci comme une victoire, « une bataille qui a été gagnée » selon les mots de Tsipras. En fait, c’est la démonstration en pratique, dans le plus court laps de temps possible, de la faillite de l’idée selon laquelle les mesures concrètes du programme de Thessalonique pourraient être mises en œuvre à travers un accord avec les « partenaires européens » de la Grèce.
C’était l’idée principale sous-tendant toute la politique et toute la stratégie de la direction de Syriza, de Tsipras et de son équipe gouvernementale, particulièrement dans son cercle rapproché : le ministre des Finances Varoufakis et le vice Premier ministre Dragasakis. L’illusion consistait à croire qu’il y avait une alternative à l’austérité dans les limites du capitalisme ; que l’Union Européenne autoriserait la mise en œuvre d’une « politique de la croissance » (de relance keynésienne) et que, sur cette base, la plus grande part de la dette pourrait être remboursée à une date ultérieure.
En réalité, il y a une certaine vérité dans cet argument. Une dette de plus de 175 % du PIB pèse comme un âne mort sur le dos d’une économie déjà déprimée. Elle ne pourra jamais être remboursée – un fait que les économistes bourgeois les plus sérieux reconnaissent. Cependant, le capital allemand n’est pas prêt à payer la facture, qu’il devrait par la suite répercuter sur ses propres contribuables. Les intérêts des capitalistes allemands sont en contradiction avec ce qui serait « raisonnable » du point de vue du capitalisme grec (et même du capitalisme européen).
Les politiques d’austérité brutales ont totalement échoué en Grèce. Pas uniquement du point de vue de la destruction du niveau de vie de millions de travailleurs grecs. Elles ont échoué même à l’aune des objectifs affichés (augmenter la compétitivité de l’économie grecque, lui permettant ainsi de croître et de payer sa dette). Le patient grec, après quatre ans de cette « médecine » brutale, n’a pas répondu positivement au traitement. Il n’y a pas d’embellie économique et le ratio de la dette, par rapport au PIB, a augmenté de près de 50 points !
D’un autre côté, l’idée selon laquelle l’Union Européenne pourrait se laisser convaincre d’autoriser la Grèce à mener à bien une politique keynésienne (ce qui est, en substance, ce que Tsipras et Varoufakis prônaient) a été anéantie en quatre petites semaines.
Cette situation a été résumée avec beaucoup de pertinence par un député de Syriza, Stathis Kouvelakis, qui a déclaré : « Comment est-il possible que, quelques semaines seulement après le résultat historique du 25 janvier, nous ayons cet abandon du mandat populaire pour le renversement du mémorandum ? La réponse est simple : ce qui a échoué ces deux dernières semaines, c’est une option stratégique spécifique qui a sous-tendu toute l’approche théorique de Syriza, particulièrement après 2012. »
La troïka exige sa livre de chair
Même après que le gouvernement grec a pris tous ces engagements, la troïka en voulait encore plus. Dans différentes déclarations, elle a de nouveau mis en avant le fait qu’elle seule, et non le gouvernement grec, avait le dernier mot à propos de la politique à mener. L’Eurogroupe a effectivement accepté ce document, qu’il a considéré comme « un point de départ valable », mais il a exprimé un certain nombre de réserves.
La lettre du commissaire européen Moscovici explique : « La commission souligne l’importance du fait que la Grèce respecte complètement les engagements pris devant l’Eurogroupe le 20 février 2015, qu’elle s’abstienne de tout recul sur les mesures à prendre et de tout changement unilatéral des politiques et des réformes structurelles qui pourrait avoir un impact négatif sur les objectifs fiscaux, la reprise économique ou la stabilité financière, tels qu’évalués par les institutions. »
La réaction du Fonds Monétaire International, signée par Christine Lagarde, montre clairement que la troïka veut sa livre de chair pleine et entière, quelle que soit l’humiliation ainsi infligée au peuple grec. Les vampires veulent plus de sang : « Nous notons en particulier qu’il n’y a ni engagement clair à élaborer et mettre en œuvre la vaste réforme des retraites et de la politique fiscale qui avait été envisagée, ni engagement clair à continuer les politiques déjà convenues d’ouverture des marchés, de réformes administratives, de privatisations et de réforme du marché du travail. »
Lagarde ajoute : « En conséquence, […] pour que les discussions sur le réexamen soient couronnées de succès, elles ne peuvent être limitées au périmètre politique tracé dans la liste du gouvernement. »
Opposition interne à Syriza
L’opposition à cet accord grandit à la base et dans les structures internes de Syriza, ainsi qu’au sein même du gouvernement. Aux voix des députés européens Glezos et Sakarofa, il faut à présent ajouter celles d’un certain nombre de députés et même de ministres qui, publiquement ou non, entrent en opposition.
Le Guardian a décrit l’ambiance du conseil des ministres du mardi 24 février : « Des fuites ont indiqué que l’atmosphère au conseil des ministres grec de ce matin était très lourde, des ministres furieux s’opposant ouvertement à l’accord d’extension d’aide signé à Bruxelles, la semaine dernière. Depuis Athènes, Helena Smith rapporte que, selon les journalistes présents, le ministre de l’Energie, Panagiotis Lafazanis, qui dirige le courant de gauche de Syriza, est sorti furieux du conseil. »
Au cours du conseil des ministres, un certain nombre d’entre eux se sont plaints qu’ils n’avaient même pas vu le texte de la lettre de Varoufakis avant qu’elle ait été envoyée à l’Eurogroupe.
Aujourd’hui, le 25 février, dans une déclaration à un journal grec, Lafazanis a dit expressément que les privatisations dans le secteur de l’énergie (où le processus a déjà commencé) n’iraient pas plus loin, ce qui est en contradiction frontale avec les termes de l’accord. Lafazanis a ajouté que l’accord n’était pas compatible avec les promesses électorales du parti. Rudi Rinaldi, un membre du secrétariat politique du parti, a déclaré que le gouvernement avait reculé et que cela « ne pouvait pas être considéré comme un succès ».
Une réunion d’urgence du comité central de Syriza a été convoquée pour ce week-end, à la demande de 60 de ses membres. L’opposition à l’accord est si forte qu’il n’est même pas certain que Tsipras prenne le risque de le soumettre au parlement. Il utilise le prétexte que ce n’est pas un nouvel accord, mais une extension ou un amendement d’un accord précédent déjà validé par le parlement. De fait, Tsipras dit clairement qu’il soutient une simple modification de ce même accord de renflouement que Syriza et le peuple grec ont combattu avec acharnement depuis deux ans.
Joan Hoey, une des principales analystes de l’« Economist Intelligence Unit », a déclaré :« Syriza fait déjà face à des critiques et à des dissidences en son sein et pourrait également rencontrer une opposition de la part de son partenaire de coalition, le parti anti-memorandum des Grecs Indépendants. Nous nous attendons à des difficultés dans la mise en œuvre de l’accord, étant donné les engagements forts pris par Syriza – revenir sur les réformes précédentes, stopper les privatisations, rétablir le salaire minimum, etc. – engagements qu’il doit maintenant revoir à la baisse. Les raisons qui ont provoqué la chute du précédent gouvernement – austérité et mise en œuvre des réformes – ne vont pas disparaître. La perspective est donc une perpétuation de l’instabilité politique en Grèce ; nous prévoyons que la coalition ne durera pas plus de 12 ou 18 mois. Nous continuons à estimer à 40 % le risque d’un “Grexit”. »
Le KKE a présenté une proposition de loi révoquant l’accord, proposition que la Tendance Communiste de Syriza a soutenue, pointant le fait que cela donne aux députés de Syriza une opportunité d’exprimer leur opposition à l’accord.
Si le gouvernement Tsipras continue sur la même voie, il finira de la même manière que les gouvernements précédents. Il perdra le soutien de ses propres membres et électeurs, dissipant l’immense enthousiasme qu’il avait suscité en semblant s’opposer fermement au chantage de la troïka. Cela provoquera une crise dans son propre groupe parlementaire et il sera forcé de compter de plus en plus sur d’autres forces pour mettre en œuvre cet accord.
L’impitoyable pression du capital international – et en particulier allemand – a forcé le gouvernement grec à revenir sur tous ses engagements. Il va maintenant expliquer qu’il n’y avait pas d’alternative. Or ce n’est pas vrai. Il y avait, il y a encore une alternative. Mais elle ne se trouve pas dans les limites du système capitaliste. L’alternative, c’est de rompre avec les limites imposées par la crise du capitalisme et de mettre en œuvre la totalité du mandat donné par le peuple grec. Cela signifierait avant toute chose annuler la dette, mettre en œuvre un strict contrôle des capitaux et placer fermement les leviers fondamentaux de l’économie dans les mains de la collectivité. De telles mesures devraient être accompagnées d’un appel internationaliste aux travailleurs de toute l’Europe à soutenir leurs frères et sœurs de classe en Grèce et à suivre leur exemple.
Une bataille importante a été perdue. La guerre cependant, peut toujours être gagnée. La condition préalable à cette victoire, c’est de dire la vérité et d’admettre la réalité : le capitalisme ne peut pas être réformé.