Les Algériens en liesse sont descendus dans la rue hier soir, après que le président Abdelaziz Bouteflika a annoncé sa démission. Cette nouvelle fait suite à un mois et demi de manifestations de masse contre son règne. Mais cette démission seule ne résoudra rien, et les masses appellent maintenant à la chute de tout le régime.

Mardi 2, en fin de soirée, Bouteflika est apparu à la télévision remettant sa démission, aux côtés d’Abdelkader Bensalah, le président du Conseil constitutionnel, qui a été formellement désigné pour assurer la présidence jusqu’à ce que de nouvelles élections soient organisées dans une période de 90 jours. Toujours défiante, la déclaration, rédigée par la clique derrière Bouteflika, taclait aussi l’armée qui avait fait pression sur Bouteflika pour qu’il démissionne la nuit dernière :

« Cette décision, que je prends en mon âme et conscience, a pour but de contribuer à l’apaisement des cœurs et des esprits de mes compatriotes, pour leur permettre d’emmener l’Algérie vers un meilleur futur auquel ils aspirent légitimement (...) »

Euphorie et rébellion dans les rues

À la suite de l’annonce, des dizaines de milliers d’Algériens sont descendus dans les rues d’Alger, la capitale, pour célébrer la chute du dictateur invalide. L’état d’esprit était euphorique, mais aussi rebelle, avec des slogans tels que : « Félicitations, ce n’est que le début » ; « Une manifestation chaque jour, nous n’abandonnerons pas » ; « Le peuple décide » ; « Ils seront tous jugés » et « Le peuple veut tous les mettre dehors ! » Beaucoup de gens disent qu’au lieu de faire appel à l’article 102 (qui place le pouvoir dans les mains du Conseil constitutionnel), ils veulent l’article 7, qui proclame que « le peuple est la source du pouvoir ».

Une journaliste d’Alger a fait un juste compte-rendu de cet état d’esprit pour France 24, lorsqu’elle évoque la « joie extrême » et le « sentiment de triomphe » des manifestants, pour qui ce n’est qu’un début, le début d’une lutte contre tout le régime et pas seulement d’un président trop malade pour diriger.

Ces dernières semaines, il est devenu de plus en plus clair que le régime est incapable de résister à ce mouvement révolutionnaire, qui s’élance un peu plus de jour en jour. Au cours du seul mois de mars, il y a eu quatre gigantesques journées d’action, avec des millions de personnes dans les rues et deux mouvements de grève très suivis, dont le dernier a paralysé la semaine dernière de grandes parties du secteur privé et des entreprises nationalisées. Les manifestations étaient les plus fortes dans des villes comme Bejaia et Tizi Ouzou, où les sections locales de l’UGTA (Union générale des travailleurs algériens) ont organisé des grèves générales totales et, dans les faits, ont pris le pouvoir. Ce sont des zones kabyles, qui ont une récente histoire révolutionnaire. Néanmoins, la pression en faveur d’une grève générale s’est ressentie à travers la classe ouvrière, qui a fait de « À bas Sidi Said [le secrétaire général de l’UGTA] ! » un de ses principaux slogans pour les manifestations de ces dernières semaines. Sans le moindre doute, ces grèves ont frappé de terreur la classe dirigeante, qui ne veut pas voir se développer un mouvement ouvrier indépendant.

Dans le même temps, les buts du mouvement ont changé au cours de cette période. La première revendication était que Bouteflika ne se présente pas aux élections, et maintenant, sans équivoque, le mouvement exige la chute de l’ensemble du régime

Divisions au sommet

La force et la confiance montantes de ce mouvement révolutionnaire ont provoqué toute une série de divisions et de désertions à l’intérieur du régime. Craignant pour leur propre position, les membres de l’élite dirigeante ont commencé à se détacher couche après couche de Bouteflika et de son entourage immédiat. Les grands hommes d’affaires, les officiels de l’État, la fédération des grands patrons, la direction de la fédération syndicale UGTA, et une coalition du Front de Libération Nationale (FLN) et du Rassemblement National Démocratique (RND) ont tous été vus en train d’appeler à la démission de Bouteflika.

La semaine dernière, Ahmed Gaïd Salah, le chef d’état-major des armées, qui jusqu’à présent était résolument du côté de Bouteflika, a publiquement déclaré le président incapable de gouverner et a invité à ce que le Conseil constitutionnel reçoive le pouvoir. Un appel réitéré hier, quand Salah a exigé la démission « immédiate » du président. Indiquant clairement une division nette au sein du plus haut sommet du régime, comme un coup de force menaçant, Salah a convoqué une réunion des dirigeants de l’armée.

L’entrée en scène de l’armée de cette manière reflète les divisions au sein de la classe dirigeante. Un camp, derrière Bouteflika, est résolument opposé à la moindre concession en faveur des masses révolutionnaires. Cette faction est à l’aise à la tête du régime et est prête à perdre la plupart des factions de la classe dirigeante. Elle redoute qu’accorder des concessions aux masses ne fasse que renforcer le mouvement et le radicalise davantage.

L’armée, à l’inverse, représente une autre aile – qui a aussi l’impérialisme français de son côté – et peut voir que ce mouvement ne disparaîtra pas. Au lieu de faire traîner la procédure et de risquer un effondrement complet du système, elle essaie de détourner le mouvement vers une voie plus sûre. Elle parle du « peuple » avec l’armée, comme si elle oubliait que l’armée a été un pilier central de la dictature jusqu’à présent. En plus de cela, Salah, qui a menacé le mouvement depuis ses débuts le 22 février, serait soudain au service du peuple ?

Autre geste symbolique, le magnat des affaires Ali Haddad, qui était aussi à la tête de la principale organisation patronale, a été arrêté en train d’essayer de quitter le pays avec de grandes quantités d’argent. L’arrestation de personnes fuyant le pays avec du capital a été une très grande revendication de certaines couches du mouvement, particulièrement les éléments de la classe moyenne. Et par cet acte, il est clair que l’armée essaie de calmer les velléités révolutionnaires.

Aucune confiance dans l’armée

Mais il est certain qu’à cette étape, avec la démission forcée de Bouteflika et l’arrestation de gens comme Hadad, l’armée n’a pour but que de sauver le système dans son ensemble. Il est certes très probable que les généraux permettent la tenue des élections dans un futur proche. Mais ces élections seront aménagées de sorte qu’elles n’interfèrent pas avec les intérêts vitaux de la classe dirigeante. En accordant des concessions superficielles depuis le sommet, celle-ci essaie de maintenir en place tous les piliers principaux du capitalisme algérien, tout en démobilisant les masses révolutionnaires. Dans le même temps, les généraux manœuvrent pour concentrer plus de pouvoir entre leurs mains pour la suite.

Bien sûr, si l’armée avait essayé ouvertement de détruire ce mouvement au cours des six dernières semaines, cela aurait vraisemblablement conduit à la rupture des couches inférieures de l’armée (principalement composée de soldats issus de la classe ouvrière et de la paysannerie), laissant l’appareil militaire suspendu en l’air. L’effondrement de l’armée aurait été précurseur de l’effondrement de tout le régime. C’est pour cela que les généraux essaient pathétiquement de diriger ce mouvement de masse au lieu de s’y opposer franchement.

Cependant, après avoir vu l’instabilité en Egypte après que l’armée ait écarté Mubarak en 2011, les généraux ne sont pour l’instant pas nécessairement intéressés dans la prise directe du pouvoir. À la place, ils essaient de jouer la carte du mythe du constitutionnalisme bourgeois et du légalisme (sur lequel certains éléments libéraux et de la classe moyenne au sein du mouvement ont aussi mis l’accent) en appelant à l’exécution de l’article 102 de la constitution. En cela, en « suivant la loi » et avec l’intervention de l’armée en tant que force organisée, ils essaient aussi de saper la confiance des masses en leur propre pouvoir.

Mais la démission de Bouteflika ne change fondamentalement rien. La façon amicale dont le pouvoir a été remis à Abdelkader Bensalah hier soir a montré ce qui se passe vraiment : une manœuvre du régime pour créer l’illusion d’un changement, sans toucher à tout le reste. Abdelkader Bensalah, le nouveau président en charge, a été un allié sans faille pour Bouteflika, jusqu’à la fin. À l’exception de Bouteflika, toutes les personnes occupant le pouvoir restent en place. Comme l’ont indiqué de nombreux manifestants, ceux au pouvoir maintenant sont les mêmes qui ont dirigé pendant des années au nom d’un Bouteflika dans un état végétatif.

La rue n’a pas du tout été dupe. Si le moindre véritable changement doit être accompli, tous ces gens doivent partir. En fait, tout le régime doit être renversé. Mais qu’est-ce qui devrait le remplacer ? Il y a déjà beaucoup de témoignages sur la mise en place de comités pour coordonner les luttes dans les quartiers, les écoles, les lieux de travail. Certains d’entre eux ont organisé les manifestations, coordonné leur encadrement, et ont même mis en place des équipes pour nettoyer derrière – avec bien plus d’application que ce que l’on pourrait attendre de l’État.

Dans des villes comme Tizi Ouzou et Bejaia, les comités de grève ont bel et bien eu le pouvoir en mains, garantissant que la grève ne cause aucun tort aux gens (en rendant disponible le gaz pour la cuisine, par exemple). Ces comités doivent être généralisés et connectés à l’échelle régionale et nationale. En cela, la révolution peut faire jaillir les éléments embryonnaires d’un nouveau type de pouvoir, basé sur la classe ouvrière, la jeunesse et la population pauvre. Cela va sans dire, ils sont bien plus compétents pour administrer la société que ne le sont les parasites actuellement au sommet.

Qu’ils dégagent tous !

Pendant des années, ces vampires ont vécu sur le dos des Algériens. Sur le papier, les Algériens bénéficient d’un gigantesque secteur public, avec des sommes énormes dépensées dans la santé, l’éducation, etc. Mais ces services s’effondrent jour après jour. Où va l’argent ? Pendant que les riches vivent dans un luxe indécent, des dizaines de milliers de jeunes sont forcés de quitter le pays tous les ans. Ceux qui restent sont, pour la plupart, forcés de vivre dans des conditions précaires, sautant d’un emploi précaire à l’autre, s’ils ont de la chance. La jeunesse, qui forme la majorité de la population, est confrontée à un taux de chômage de 30 %. Au moins 24 % de la population vit dans la pauvreté, et d’après les rapports, le pouvoir d’achat moyen a chuté de 60 % depuis 2014.
La seule façon de résoudre ces problèmes est non seulement de changer la tête de l’appareil d’État, mais aussi d’exproprier la classe dirigeante en son ensemble. Toutes les propriétés des oligarques doivent être expropriées et, de même que les entreprises détenues en majorité par l’État comme Sonatrach, doivent fonctionner sous le contrôle et la gestion de la classe ouvrière. Au lieu de faire ruisseler les profits de ces entités dans les poches des agents corrompus du régime, il faut les utiliser pour élever le niveau de vie et développer la société algérienne. Aujourd’hui, cette société s’effondre, mais sur la base d’une économie démocratiquement planifiée, elle pourrait s’épanouir jusqu’à un niveau encore jamais vu.

Les masses algériennes ont montré une force et une détermination énormes. Sans aucune organisation ni plan préparé antérieurement, elles ont fait s’agenouiller devant elles la classe dirigeante, l’État et l’armée. Désormais, il leur faut finir le travail et démettre ces personnes de toutes les positions d’autorité, et s’emparer du pouvoir.

Aucune confiance dans l’armée !
Non à l’article 102 !
À bas le système dans son ensemble !
Des comités partout – et une convention nationale des délégués !
Expropriation de la classe capitaliste !
Nationalisation de toutes les entreprises algériennes ou multinationales !
Pour une Assemblée constituante souveraine pour répondre aux exigences économiques et sociales des travailleurs !

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