Il y a des moments où l’histoire s’accélère, comme lors des derniers mois avec une succession rapide d’insurrections populaires partout dans le monde : Soudan, Algérie, Liban, Equateur, Haïti, Porto Rico, Chili, Honduras, Catalogne, Hong Kong, etc.

Soyons clairs : il ne s’agit pas ici seulement de larges manifestations et d’actions de protestation, mais de soulèvements avec un caractère révolutionnaire, visant à changer tout le système. 2019 devient ainsi une année charnière dans le processus de la révolution mondiale. Les méthodes de lutte utilisées à des degrés divers (grève générale insurrectionnelle, autodéfense armée face à la répression, remise en cause par les mouvements sociaux du monopole de la coercition, appel à la fraternisation de l’armée et de la police, assemblées populaires défiant les institutions de l’Etat et qui deviennent des éléments de double pouvoir) dépassent largement le cadre des protestations qui pouvaient être facilement digérées par les régimes en question.

Ces explosions sociales ne sont pas le fruit du hasard : elles reflètent la crise profonde du capitalisme à l’échelle planétaire. Certes, les événements déclencheurs de ces déflagrations varient naturellement de pays en pays, au gré des circonstances particulières. Mais, dans leur globalité, elles sont le résultat d’une radicalisation de la classe ouvrière, des paysans pauvres et des étudiants. Cette radicalisation elle-même a été préparée par des années, voire des décennies de reculs sociaux sans précédent, par l’accroissement des inégalités, de l’injustice, de l’appauvrissement, de l’exploitation, ainsi que par l’augmentation de la violence raciste et de genre, et d’humiliations de toutes sortes.

Ces conditions matérielles ont rendu possible le changement profond que nous observons aujourd’hui dans la conscience de millions de personnes partout dans le monde, et qui aboutit à une remise en question du statu quo et du capitalisme. C’est ce que Trotsky décrivait comme le  « processus moléculaire de la prise de conscience » : en surface, rien ne semble se passer, mais, dans les profondeurs de la société, des forces agissent et préparent de très grands bouleversements. Prenons deux exemples - le Chili et le Liban - pour mieux comprendre la dynamique de ces révoltes.

Le Chili s’est réveillé

Il y a quelque temps encore, début octobre, le président chilien de droite, Piñera, faisait l’éloge de son pays devant la presse financière mondiale. Le Chili, selon lui, était une « vraie oasis » de tranquillité sur un continent latino-américain  « en convulsion ». Un taux de croissance élevé et continu en faisait le pays le plus stable du continent. Ces chiffres cachaient cependant d’autres indicateurs, bien plus importants. Le Chili est le pays le plus inégal de l’OCDE ; tout ou presque y a été privatisé ; un chilien sur deux vit avec 480 euros par mois ; le 1% le plus riche accapare 33% des revenus du pays.

Malgré l’aggravation des inégalités, le calme semblait régner… jusqu’à l’augmentation du prix des transports publics. En moyenne, une famille dépense plus de 15% de son budget en déplacements. Ce n’est pas la première augmentation (deux autres l’ont précédée), ni même la plus importante des derniers mois, mais c’est l’augmentation qui, comme la légendaire goutte d’eau, a fait déborder le vase. Les lycéens ont été les premiers à réagir avec l’organisation d’ « évasions » collectives du métro dans la capitale, « évasions » qui consistent à faire sortir les navetteurs des stations de métro sans payer. La répression des jeunes par la police ainsi que l’explosion sociale qui l’a suivie ont ébranlé toute la société. Ce n’est plus un mouvement revendicatif sectoriel : c’est devenu en quelques jours une révolte générale contre le statu quo, contre tout ce qui représente l’ordre établi. Un article de cette revue est consacré à une analyse plus détaillée de la situation chilienne. On peut néanmoins déjà souligner que le mouvement a débuté chez les plus jeunes, chez ceux qui avaient entre 5 et 10 ans au début de la crise en 2008 et qui n’ont connu qu’un monde de plus en plus inégalitaire et impitoyable. C’est d’ailleurs une caractéristique générale de toutes les insurrections des derniers mois : une participation massive et très courageuse des plus jeunes. Le rôle des femmes, et en particulier des jeunes filles, est particulièrement remarquable. Partout, elles sont sur le devant des actions et subissent plus que d’autres la répression des « carabineros » et des militaires.

Une autre caractéristique du mouvement au Chili est la disparition de la peur de la répression. La principale réponse du gouvernement a été de déclarer l’état d’urgence, d’instaurer un couvre-feu et d’envoyer l’armée dans les rues des villes, du jamais vu depuis 1973 et le coup d’état de Pinochet contre le président socialiste Salvador Allende. Mieux que toute analyse, le texte suivant, inscrit sur une banderole, illustre la réaction de la population face à cette répression : « Vous nous avez tout enlevé, jusqu’à la peur ». Les couvre-feux n’ont jamais été respectés par les Chiliens ; les coups de matraque, les tirs à balles réelles ou à la chevrotine et les tortures n’ont pas intimidé la population. Au contraire, ce déferlement de violence a renforcé la détermination, la rage et la volonté de renverser le gouvernement et son président.

La révolte au Chili a également été marquée par l’entrée en scène de l’artillerie lourde de la classe ouvrière : les mineurs du cuivre et les ouvriers des ports. Les actions des lycéens et les batailles de rue ont poussé les salariés et leurs organisations à se joindre à la lutte avec leur arme favorite et la plus puissante : la grève générale. En outre, à côté des organisations classiques de lutte, des centaines d’autres organisations - clandestines ou non - naissent également, en particulier les fameuses ‘cabildos abiertos’, les assemblées générales de quartier ou de ville qui organisent les mobilisations.

Le régime ne réagit pas seulement par la répression mais essaye également de canaliser le mouvement en faisant miroiter des concessions. Il espère que la combinaison du bâton et de la carotte va pouvoir arrêter la déferlante sociale. Ce n’est pas le cas pour l’instant. Bien que des milliers de nouveaux « leaders » et de nouveaux organes de direction fassent leur apparition dans le feu de l’action, le besoin d’une direction marxiste révolutionnaire consciente se fait ressentir. Cette direction devra se construire rapidement. Il n’est pas suffisant de renverser un gouvernement, un président et d’effrayer les capitalistes ; il faut également être capables de construire un nouveau pouvoir et une nouvelle économie pour remplacer le régime actuel. Ceci ne s’improvise pas et nécessite l’existence d’une organisation préparée et aguerrie, un parti vraiment révolutionnaire. En l’absence d’une victoire décisive de notre camp, c'est-à-dire en l’absence d’une véritable révolution socialiste, les forces du régime s’imposeront à nouveau tôt ou tard.

Le Liban rejoint la révolution dans le monde arabe

Au Liban, c’est une nouvelle taxe (sur les communications via Whatsapp) qui a mis le feu aux poudres. C’est la mesure de trop. Très rapidement, on a assisté à un télescopage d’une multitude de frustrations et de rancœurs tournées contre la corruption, l’austérité, les scandales et le sectarisme religieux. L’éruption sociale qui a suivi l’annonce de cette taxe a totalement surpris le gouvernement. L’époque dans laquelle nous vivons est marquée par de brusques changements et de soudains tournants dans la psychologie des masses. Au Liban, une population en apparence apathique, flegmatique et résignée s’est transformée littéralement en quelques heures en une population révoltée et prête aux actions collectives les plus audacieuses. Après des manifestations largement spontanées devant les bâtiments gouvernementaux, tout le pays a été paralysé et des barrages se sont dressés partout sur les routes principales. Un seul mot d’ordre réunit les manifestants : le gouvernement doit partir, nous voulons une révolution ! Le Liban est un pays où la division religieuse est érigée en institution et occupe une place centrale dans la vie de la population. Mais, fait remarquable, cette révolte de masse a réussi à transcender tous les clivages religieux et sectaires. Voilà un bel exemple de la façon dont la lutte des classes peut surmonter des divisions confessionnelles de longue date. Dans la lutte, les vieilles loyautés et rancoeurs politiques et religieuses ont tendance à se dissiper en faveur de l’unité de classe, en faveur de l’unité de tous les opprimés contre l’oppresseur. Un phénomène similaire s’est manifesté lors de la révolution soudanaise un peu plus tôt dans l’année : dans ce pays maintenu à genoux par une répression féroce, le racisme était distillé quotidiennement parmi la population par un régime dictatorial. Mais l’essor révolutionnaire a balayé en quelques jours de très vieilles divisions entretenues par la violence et les massacres.

Révolutions sans frontières

Il convient également d’observer comment ces insurrections sociales s’influencent et s’encouragent mutuellement. Des étudiants chiliens ont, par exemple, expliqué que la révolte en Equateur les avait « décomplexés » et leur avait « donné confiance ». Les révolutions connaissent encore moins de frontières aujourd’hui qu’aux autres époques de l’humanité. Les nouvelles technologies contribuent à informer et à diffuser rapidement les expériences de luttes entre des personnes parfois séparées par des milliers de kilomètres. Néanmoins, c’est surtout le caractère international de la crise du capitalisme qui donne cet aspect mondial aux luttes d’aujourd’hui. Les révolutions débutent dans un pays particulier puis dépassent ensuite rapidement les frontières nationales ; elles sont internationales et nécessitent donc aussi une perspective internationale et un programme internationaliste. C’est ce qui nous motive à construire une organisation dépassant les frontières : la Tendance Marxiste Internationale. Il est temps de nous rejoindre.

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