Dans cet article, Alan Woods pose une question extrêmement pertinente pour les révolutionnaires : pourquoi, si le capitalisme est à l’agonie, ce système n’a-t-il pas encore été renversé ? En répondant à cette question, il explore les lois qui régissent les révolutions et le développement de la conscience, ainsi que le rôle décisif que joue le facteur subjectif de la direction révolutionnaire dans le processus historique.
« Pas plus qu’une guerre, les gens ne font une révolution de bon cœur. La différence est cependant en ce que, dans une guerre, le rôle décisif est celui de la contrainte ; dans une révolution, il n’y a pas de contrainte, sinon celle des circonstances. La révolution se produit quand il ne reste pas d’autre chemin. »
(Trotsky, L’histoire de la révolution russe, chapitre 43, L’art de l’insurrection )
« Quand le moment sera venu, les choses se déplaceront avec une vitesse et une énergie énormes, mais il se peut que cela prenne un peu de temps avant que ce point soit atteint. »
(Engels, 24 octobre 1891.)
« Tout ce qui existe mérite de périr »
Hegel explique que tout ce qui existe mérite de périr. C’est-à-dire que tout ce qui existe contient en soi les germes de sa propre destruction. C’est effectivement le cas. Pendant très longtemps il a semblé que le capitalisme était un système indépassable. L’état actuel des choses était incontesté par la plupart des gens. Les institutions semblaient solides. Même les crises les plus graves étaient apparemment surmontées, ne laissant aucune trace.
Mais les apparences sont trompeuses. La dialectique nous apprend que les choses se transforment en leur contraire. Après une longue période de stagnation politique, les développements de ces dernières années représentent une rupture fondamentale dans la situation à l’échelle mondiale.
La crise de 2008 a marqué un tournant décisif dans l’ensemble des pays. En réalité, depuis lors, la bourgeoisie ne s’est toujours pas remise de cette crise. Nous avions alors souligné que toute tentative de la bourgeoisie de rétablir l’équilibre économique ne ferait que contribuer à la destruction de l’équilibre social et politique. Et cette affirmation s’est depuis lors confirmée à la virgule près. La bourgeoisie a pris des mesures désespérées pour résoudre la crise et a augmenté les dépenses publiques dans des proportions jamais vues auparavant.
C’est à nouveau cette stratégie qui a été utilisée lorsque la pandémie a entraîné l’économie mondiale dans une récession en 2020. L’injection artificielle de sommes astronomiques dans l’économie a permis d’éviter un effondrement immédiat. Mais seulement au prix de la création de nouvelles contradictions insurmontables. Celles-ci apparaissent maintenant au grand jour, absolument partout.
Le système a été sauvé par d’énormes dépenses publiques, malgré le consensus préalable parmi les bourgeois selon lequel l’État n’était pas censé interférer avec le libre marché. Mais l’argent, comme on dit, ne pousse pas sur les arbres. Le résultat de cette orgie de dépenses, utilisant de vastes sommes d’argent déconnectées de l’économie réelle, a été de construire une gigantesque montagne de dettes. La dette mondiale totale approche maintenant les 300 000 milliards de dollars.
Une telle dépense n’a pas de précédent historique en temps de paix. Il est vrai que la classe dirigeante a dépensé des sommes similaires lors de la Seconde Guerre mondiale, sommes qui ont été liquidées lors de la période d’essor économique prolongé qui a suivi la guerre. Cependant, cela n’a été possible qu’en raison de circonstances particulières, qui ne s’appliquent pas aujourd’hui et ne se répéteront probablement pas à l’avenir.
L’effet inévitable de cette montagne de dettes est l’inflation, qui se fait maintenant sentir dans la hausse des prix des produits de base, des carburants, du gaz et de l’électricité. Cette hausse généralisée des prix touche particulièrement durement les couches les plus pauvres, mais pas seulement.
Une nouvelle période d’instabilité économique, sociale et politique en est la conséquence inévitable. Les récents événements au Kazakhstan doivent être interprétés comme un avertissement de ce qui est à venir. Ils peuvent se répéter à tout moment dans un pays après l’autre.
La crise actuelle n’est pas seulement écologique et financière, elle a un caractère social et politique, voire moral et psychologique.
Le système capitaliste est en train de traverser la plus grave crise économique depuis 300 ans. Cela est admis par tous les stratèges sérieux du capital. En plus de cela, des millions de personnes ont péri à cause de la pandémie, qui n’a toujours pas été vaincue, malgré les affirmations de la classe dirigeante.
De ces faits, il semble évident de déduire que les conditions de la révolution socialiste existent déjà à l’échelle mondiale. C’est parfaitement vrai. D’une manière générale, c’est vrai depuis longtemps. Mais les perspectives marxistes ne se laissent pas impressionner par les généralités.
Il ne suffit pas de répéter des déclarations générales sur l’inévitabilité de la révolution so- cialiste. Il faut savoir expliquer pourquoi c’est vrai. Hegel a fait remarquer que c’est la tâche de la science, non pas d’accumuler une masse de détails, mais d’acquérir une vision rationnelle. C’est précisément la tâche des marxistes.
Trop souvent, les gens de gauche, et même certains marxistes, se contentent de citer des listes interminables de statistiques économiques, que l’on peut facilement lire dans les pages de la presse bourgeoise. Puis, à la fin, ils ajoutent une conclusion selon laquelle « le socialisme est la seule solution ». Cela peut être parfaitement vrai, mais c’est une conclusion qui ne doit pas être amenée de manière mécanique, et se baser uniquement sur un acte de foi envers le socialisme.
Les formulations et les schémas abstraits ne nous aideront pas à comprendre les réalités concrètes de l’étape que nous traversons, pas plus que la simple répétition de slogans généraux sur la crise du capitalisme. Sans méthodes de lutte offensives, ces mots restent creux.
Nous devons suivre la situation telle qu’elle se développe concrètement à chaque étape. Et nous sommes obligés de répondre à la question qui a dû venir à l’esprit de beaucoup de gens : vous, les marxistes, vous dites que le système capitaliste est en crise, et c’est évidemment le cas. Mais pourquoi n’y a-t-il pas eu de révolution ?
La question peut sembler naïve à première vue. Elle représente pourtant un problème central que nous ne devrions pas sous-estimer. Quoi qu’il en soit, cette question mérite d’être examinée attentivement. Si nous sommes honnêtes, même certains qui se considèrent marxistes se posent cette question : pourquoi les masses ne se sont-elles pas déjà soulevées alors que la crise est si profonde ?
Je fais surtout référence à ces soi-disant activistes qui se caractérisent par une attitude méprisante envers l’importance des idées et de la théorie, et qui pensent qu’ils peuvent pousser les masses à l’action en courant eux-mêmes comme des poulets sans tête et en criant haut et fort « révolution ».
Je me souviens très bien de ces dirigeants étudiants aux yeux exorbités à Paris en 1968, et je les vois maintenant : des bourgeois bedonnants et satisfaits d’eux-mêmes qui se moquent des révolutionnaires en général, et implicitement, crachent sur leur propre passé. J’avoue que cette transformation n’a pas été une surprise pour moi. Elle était déjà très claire en mai 1968. Ils ne comprenaient rien alors, et ils comprennent encore moins maintenant.
Ces « activistes » sont impatients envers les masses, et quand leur répétition constante de slogans « révolutionnaires » vides – qui ressemblent aux incantations marmonnées d’un vieux prêtre fatigué – n’obtient pas le résultat désiré, ils blâment la classe ouvrière, se démoralisent et tombent dans l’inactivité. L’activisme aveugle et l’apathie impuissante ne sont que deux faces d’une même pièce.
Ce n’est pas la tâche des marxistes de prendre la température de la classe ouvrière pour essayer de déterminer quand elle est prête à bouger. Un tel thermomètre n’a jamais existé et n’existera jamais. Et les événements ne peuvent pas être accélérés par l’impatience.
La situation évolue-t-elle trop lentement pour vous ? Eh bien, nous aimerions tous qu’elle évolue plus rapidement. Mais ces choses prennent du temps et l’impatience est notre plus dangereux ennemi. Il n’y a pas de raccourcis ! Trotsky a prévenu que tenter de récolter ce que l’on n’a pas semé conduira inévitablement à des erreurs, qu’elles soient de nature gauchistes ou opportuniste. Et si vous essayez de crier plus fort que ce que vous le permettent vos cordes vocales, vous perdrez tout simplement votre voix.
Cependant, si, après avoir lu ce court article, vous tenez vraiment à savoir quand les travailleurs passeront à l’action pour renverser le système capitaliste, je suis prêt à vous fournir une réponse très précise.
Les travailleurs agiront quand ils seront prêts.
Pas une minute avant. Et pas une minute après.
Géologie et sociologie
Le fait même que l’on puisse poser la question de savoir pourquoi il n’y a pas eu de révolution révèle plus que de la perplexité. Il révèle une ignorance totale des lois élémentaires de la révolution et de la manière dont les masses acquièrent une conscience. Ni l’un ni l’autre ne sont des processus automatiques et mécaniques, et, comme nous le verrons, les deux sont étroitement liés.
Commençons, comme toujours, par les principes fondamentaux. La dialectique nous apprend qu’il existe un parallèle étroit entre la société et la géologie. L’évidence de nos sens nous dit que le sol semble être solide et ferme sous nos pieds (« solide comme un roc », comme on dit). Mais la géologie nous apprend que les rochers ne sont en aucun cas stables et que le sol bouge constamment sous nos pieds.
En surface, tout peut sembler paisible et confortablement solide. Mais sous la surface, il y a un vaste océan de roche liquide bouillonnante, des températures et des pressions inimaginables qui cherchent un point faible dans la surface de la terre pour jaillir. Finalement, la force élémentaire de la pression du dessous augmente progressivement jusqu’à un point où les barrières sont brisées, et le magma finit par percer à la surface dans une violente explosion, manifestant dans une éruption volcanique de colossales forces accumulées.
La dialectique nous aide à comprendre l’analogie entre ces forces géologiques et la société humaine. En surface, tout est calme, seulement perturbé par des secousses occasionnelles, qui passent, laissant le statu quo plus ou moins intact. Les défenseurs du statu quo se laissent tromper par l’idée que tout va bien. Mais sous la surface, il y a le mécontentement, l’amertume, le ressentiment et la rage, qui s’accumulent lentement jusqu’à atteindre le point critique où un tremblement de terre social devient inévitable.
Le moment précis où ce changement se produira est impossible à prévoir, tout comme il est impossible de prévoir avec précision un tremblement de terre, malgré toutes les avancées de la science et de la technologie modernes. La science nous apprend par exemple que la ville de San Francisco est construite sur une faille de la croûte terrestre, la faille de San Andreas. Cela signifie que, tôt ou tard, cette ville subira un tremblement de terre cataclysmique.
Bien que personne ne sache quand cela se produira, c’est tout à fait certain. Et il est tout aussi certain que les explosions révolutionnaires se produiront au moment où la bourgeoisie et ses stratèges, économistes et politiciens engagés s’y attendront le moins.
Dans une phrase merveilleusement imagée, Trotsky se réfère au « processus moléculaire de la révolution », qui se poursuit de façon ininterrompue dans l’esprit des travailleurs. Cependant, comme ce processus est graduel et n’affecte pas la physionomie politique générale de la société, il passe inaperçu pour tout le monde – sauf pour les marxistes.
Mais tous ceux qui se prétendent marxistes n’ont pas saisi les principes et la méthode les plus élémentaires du marxisme. Nous l’avons vu en France en mai 1968, lorsque les sectaires ignorants du type de Mandel avaient entièrement rejeté les travailleurs français comme étant « embourgeoisés » et « américanisés ». Moins de quatre millions de travailleurs étaient syndiqués, mais 10 millions de travailleurs ont occupé les usines dans la plus grande grève générale révolutionnaire de l’histoire. Cependant, la question de savoir si de telles explosions peuvent conduire à une révolution socialiste réussie est tout à fait différente.
En 1968, les travailleurs français avaient le pouvoir entre leurs mains. Le président De Gaulle informe l’ambassadeur américain : « Les jeux sont faits. Dans quelques jours, les communistes seront au pouvoir ». Et c’était tout à fait possible. Si cela n’a pas eu lieu, la faute n’en revient pas à la classe ouvrière, qui a fait tout ce qui était en son pouvoir pour mener à bien une révolution, mais à la direction. C’est la question centrale sur laquelle nous reviendrons plus tard.
Les conditions pour une révolution
Pour réussir, une révolution socialiste exige certaines conditions. Celles-ci ont un caractère à la fois objectif et subjectif.
Une crise économique – en soi – n’est pas suffisante pour déclencher une révolution. Pas plus que la baisse du niveau de vie. Léon Trotsky a fait remarquer un jour que si la pauvreté était la cause des révolutions, les masses seraient toujours en état de révolte.
Certains sectaires agissent comme si les masses étaient effectivement dans un état de révolte permanent, toujours prêtes pour la révolution. Mais ce n’est pas le cas. Que le système capitaliste soit dans une crise profonde est un fait évident qui ne nécessite aucune démonstration. Cependant, la façon dont cela est perçu par les masses est une question entièrement différente. Les illusions qui ont été construites au cours de nombreuses années et décennies ne seront pas facilement délogées. Une série de chocs profonds seront nécessaires pour détruire l’équilibre existant.
Il est vrai que, objectivement parlant, les conditions d’une révolution socialiste non seulement existent, mais mûrissent depuis un certain temps. En fait, elles sont quelque peu trop mûres. Mais l’histoire humaine est faite par les actions des hommes et des femmes. Et en tant que matérialistes, nous savons que la conscience humaine en général n’est pas révolutionnaire, mais profondément conservatrice. L’esprit humain a tendance à résister à toutes formes de changements, car il se base sur les conclusions tirées des expériences précédentes.
Il s’agit d’un mécanisme psychologique profond d’autodéfense que nous avons hérité d’un passé lointain, qui a depuis longtemps été effacé de notre mémoire, mais qui laisse une empreinte indélébile dans notre subconscient. Il s’agit d’une loi ancrée dans le désir d’auto-préservation.
Par conséquent, la conscience des masses a toujours tendance à être en retard sur les événements, et ce retard peut être considérable, étant conditionné par l’ensemble de l’expérience antérieure. C’est un fait que nous devons garder constamment à l’esprit lorsque nous analysons la situation actuelle.
Un vieux proverbe chinois nous dit que le plus grand malheur qui puisse arriver à un homme est de vivre à une époque intéressante. Lorsque le sol se met à trembler sous nos pieds, lorsque les vieux temples et les palais s’écroulent, c’est, au début, une expérience des plus troublantes.
Les gens courent ici et là, essayant de trouver la sécurité. Mais dans les anciennes voies, il n’y a pas toujours de sécurité à trouver. Il faut donc abandonner ces anciennes voies et en trouver de nouvelles. Des chocs profonds ont déjà commencé à ébranler la confiance des gens dans la société existante.
Cependant, il est également indéniable que la plupart des gens se sentent plus en sécurité et plus à l’aise dans l’environnement familier du monde dans lequel ils sont nés et ont vécu la majeure partie de leur vie. Même lorsque les temps sont durs, ils s’accrochent obstinément à la conviction que le lendemain sera meilleur et que les « temps normaux » finiront par revenir.
Et quand les révolutionnaires soulignent la nécessité d’une révolution, leur première réaction est de secouer la tête et de dire : « Mieux vaut le diable que vous connaissez que le diable que vous ne connaissez pas ». Et c’est une réaction parfaitement naturelle. La révolution est un saut dans l’obscurité qui les mènera on ne sait où.
La force d’inertie
La classe dirigeante a entre les mains des armes très puissantes pour défendre sa richesse et son pouvoir : l’État, l’armée, la police, la justice, les prisons, la presse et tout le système éducatif. Mais l’arme la plus puissante de son arsenal n’est rien de tout cela. C’est le pouvoir de la routine, qui est l’équivalent social de la force d’inertie en mécanique.
La force d’inertie est une loi bien connue qui s’applique à tous les corps et qui stipule qu’ils resteront toujours dans leur état, qu’ils soient au repos ou en mouvement, à moins qu’une force extérieure ne soit introduite pour les faire changer d’état, auquel cas on parle de résistance ou d’action. Cette même loi s’applique à la société.
Le capitalisme engendre des habitudes d’obéissance à vie, qui sont facilement transférées de l’école à la chaîne de production de l’usine, puis à la caserne.
Le poids mort de la tradition et de la routine quotidienne pèse sur le cerveau des gens et les oblige à obéir à ses jugements. Cela signifie que les masses, du moins dans un premier temps, prendront toujours la voie de la moindre résistance. Mais à la fin, les coups de boutoir des grands événements les obligeront à remettre en question les valeurs, la moralité, la religion et les croyances qui ont façonné leur pensée toute leur vie.
Il faut des événements colossaux pour secouer les masses de la routine, pour les obliger à prendre conscience de leur position réelle, à remettre en question les vieilles croyances qu’elles croyaient indiscutables et à en tirer des conclusions révolutionnaires. Cela prend inévitablement du temps. Mais au cours d’une révolution, la conscience des masses subit un énorme élan. Il peut se passer en quelques heures ce qui ne s’est pas passé en plusieurs années.
Nous observons le même processus dans chaque grève. Il arrive souvent que les ouvriers les plus avancés soient surpris de voir certains des ouvriers les plus arriérés et les plus conservateurs se transformer soudainement en militants les plus actifs et les plus énergiques.
Une grève n’est qu’une révolution en miniature. Et dans toute grève, l’importance de la direction est primordiale dans le processus de développement de la conscience. Très souvent, un seul discours audacieux d’un seul militant dans une réunion de masse peut signifier le succès ou l’échec d’une grève. Ceci nous amène à la question centrale.
Le facteur subjectif dans l’histoire
Les mouvements révolutionnaires de masse spontanés révèlent le pouvoir colossal des masses. Mais seulement en tant que pouvoir potentiel, et non abouti En l’absence du facteur subjectif, même le mouvement de masse le plus orageux ne peut résoudre les problèmes les plus importants de la lutte de classe.
Ici, nous devons comprendre qu’il y a une différence fondamentale entre la révolution socialiste et les révolutions bourgeoises du passé. Contrairement à la révolution bourgeoise, la révolution socialiste exige le mouvement conscient de la classe ouvrière, qui doit non seulement prendre en main les rênes du pouvoir de l’État, mais aussi, dès le début, assumer le contrôle conscient des forces productives.
Par le mécanisme du contrôle ouvrier des usines, elle prépare la voie à une économie planifiée sociale administrée démocratiquement. Ce n’était pas du tout le cas avec les révolutions bourgeoises du passé, puisque l’économie de marché capitaliste ne nécessite aucune planification ou intervention consciente.
Le capitalisme est apparu historiquement de manière spontanée, comme une conséquence de l’évolution des forces productives sous le féodalisme. Les théories des dirigeants révolutionnaires bourgeois, dans la mesure où elles existaient, n’étaient qu’un reflet inconscient des exigences de la bourgeoisie naissante, de ses valeurs, de sa religion et de sa moralité.
La relation étroite entre le protestantisme (et surtout le calvinisme) et les valeurs de la bourgeoisie naissante a été exposée en détail par Max Weber, bien que, en tant qu’idéaliste, il ait pris cette relation dans le mauvais sens
Un siècle plus tard, en France, le rationalisme des Lumières préparait théoriquement la Grande Révolution française, qui proclamait audacieusement le règne de la Raison, tout en préparant, en pratique, le terrain pour le règne de la bourgeoisie.
Il va de soi que les idées de la bourgeoisie n’exprimaient pas directement ses intérêts bruts, matérialistes et avides d’argent, ni sous leur ancien habit religieux, ni sous le brillant manteau de la raison. Pourtant ces déguisements étaient absolument nécessaires pour mobiliser les masses populaires afin qu’elles se rebellent contre l’ordre ancien tout en combattant sous la bannière de leurs futurs maîtres.
Dans la mesure où ces idées ne reflétaient pas exactement (ou même contredisaient) les intérêts de la classe bourgeoise montante, elles furent abandonnées sans cérémonie et remplacées par d’autres idées qui correspondaient mieux au nouveau système social.
Au début de la Révolution anglaise, Oliver Cromwell a dû écarter les éléments bourgeois pour achever le renversement de l’ancien ordre monarchique en s’appuyant sur les éléments plébéiens et semi-prolétariens les plus révolutionnaires. Il a défendu le Royaume de Dieu sur terre afin d’éveiller les masses.
Mais une fois cette tâche accomplie, il se retourna contre l’aile gauche, écrasa les Levellers et ouvrit la porte à la bourgeoisie contre-révolutionnaire qui parvint à un compromis avec le roi et réalisa ensuite la « Glorieuse Révolution » de 1688, qui établit définitivement le règne de la bourgeoisie. Les anciennes idées des puritains ont été rejetées et ils ont été contraints d’émigrer vers les côtes du Nouveau Monde pour pratiquer leurs croyances religieuses.
Un processus analogue peut être observé dans la Révolution française, où la dictature révolutionnaire des Jacobins, reposant sur le soutien des masses semi-prolétariennes des Sans-culottes parisiens, a été renversée d’abord par la réaction thermidorienne et le Directoire, puis par le Consulat et la dictature de Napoléon Bonaparte, et enfin par la restauration des Bourbons après la bataille de Waterloo. La victoire finale de la bourgeoisie française n’a été assurée qu’après la révolution de 1830 et la révolution prolétarienne vaincue de 1848.
La révolution russe
Le rôle crucial du facteur subjectif peut être démontré très clairement dans la révolution russe. Lénine a écrit en 1902 :
« Sans théorie révolutionnaire, pas de mouvement révolutionnaire On ne saurait trop insister sur cette idée à une époque où l’engouement pour les formes les plus étroites de l’action pratique va de pair avec la propagande à la mode de l’opportunisme. »
(V. I. Lénine, Que faire, Wellred Books, 2018, p. 26).
Et il ajoutait que
« seul un parti guidé par une théorie d’avant-garde peut remplir le rôle de combattant d’avant-garde. »
(Ibid., p. 27.)
Ce n’était pas le cas de la révolution bourgeoise, pour les raisons que nous avons déjà exposées. Mais c’était absolument nécessaire pour le succès de la révolution socialiste, comme nous l’avons vu en 1917.
La révolution de février s’est déroulée sans aucune direction révolutionnaire consciente. Les ouvriers et les soldats (paysans en uniforme) ont montré qu’ils étaient assez forts pour renverser avec succès le régime tsariste qui avait dirigé la Russie pendant des siècles. Pourtant, ils n’ont pas pris le pouvoir entre leurs mains. Au lieu de cela, nous avons connu l’avortement du double pouvoir qui a duré jusqu’à ce que les soviets prennent finalement le pouvoir en novembre, sous la direction des bolcheviks. 1
Pourquoi les ouvriers n’ont-ils pas pris le pouvoir en février ? Bien sûr, on pouvait répondre à cette question par toutes sortes d’arguments « intelligents ». Même certains bolcheviks affirmaient que la raison résidait dans le fait que le prolétariat devait obéir à la « loi d’airain des étapes historiques », qu’il ne pouvait pas « sauter février » et qu’il devait « passer par l’étape de la révolution bourgeoise ». En réalité, ces gens essayaient de dissimuler leur propre lâcheté, leur confusion et leur impuissance en faisant appel à des « facteurs objectifs ».
A ces gens, Lénine répondait avec mépris :
« Pourquoi n’avons-nous pas pris le pouvoir ? Steklov dit : parce que et parce que… Bêtises ! Le fait est que le prolétariat est insuffisamment conscient et insuffisamment organisé. Il faut l’avouer : la force matérielle est dans les mains du prolétariat, mais la bourgeoisie est consciente et préparée. C’est une réalité monstrueuse, mais il faut se l’avouer franchement et directement ; et déclarer au peuple qu’il n’a pas pris le pouvoir parce qu’il est inorganisé et dépourvu de conscience. »
(Lénine, Œuvres complètes, cinquième édition, tome 31, pp. 103 à 112. je souligne)
Soyons clairs. Sans la présence du parti bolchevique – en fait, sans la présence de deux hommes, Lénine et Trotsky – la révolution d’Octobre n’aurait jamais eu lieu, elle aurait avorté et se serait terminée par une contre-révolution et un régime fasciste. En d’autres termes, le pouvoir de la classe ouvrière – qui est un fait – serait resté un simple potentiel. Et cela n’est jamais suffisant. Voilà l’importance colossale du facteur subjectif dans l’histoire.
L’effondrement du centre
Les bouleversements révolutionnaires sont implicites dans toute la situation actuelle. Ils se produiront, comme la nuit suit le jour, qu’il y ait ou non un parti révolutionnaire. Mais dans la guerre entre les classes, tout comme dans les guerres entre les nations, l’importance de bons généraux est un facteur décisif. Et c’est là que réside le problème.
Les masses s’efforcent de trouver un moyen de sortir de ce cauchemar. Elles regardent les partis et les dirigeants les uns après les autres, les jetant les uns après les autres dans la poubelle de l’histoire. Cela explique l’extrême instabilité de la vie politique dans tous les pays à l’heure actuelle. Le pendule politique oscille violemment à droite, puis à gauche.
La principale victime est cet animal particulier qu’est le centre. C’est un sujet de préoccupation pour les stratèges du capital, car le centre représente une sorte de point d’appui qui équilibre les extrêmes de gauche et de droite et les neutralise. C’est ce paysage vague où toutes les lignes de démarcation claires sont brouillées jusqu’à la nullité, où la rhétorique vide et les promesses vagues passent pour concrètes, ou presque.
Pendant très longtemps, le centre a été représenté aux États-Unis par deux partis, les républicains et les démocrates, et en Grande-Bretagne par les partis travailliste et conservateur, qui étaient plus ou moins indissociables. Mais tout cela se maintenait sur une base matérielle particulière.
Dans la période d’après-guerre, lorsque le capitalisme a bénéficié d’un essor économique sans précédent, les partis travaillistes et sociaux-démocrates ont accordé des réformes importantes, telles qu’un service national de santé gratuit en Grande-Bretagne. Cette période est depuis longtemps passée à l’histoire.
Aujourd’hui, la classe dirigeante ne peut même pas maintenir ses anciennes conquêtes, et encore moins accorder de nouvelles réformes. L’ancienne certitude a disparu et avec elle, l’ancienne stabilité. Partout, il y a des turbulences et des crises. La crise du capitalisme débouche sur la crise du réformisme.
Le rôle de la « gauche »
La crise du réformisme et l’effondrement du stalinisme signifient qu’il y a un vide à gauche. Et comme la nature a horreur du vide, il faut le combler. Puisque la tendance marxiste ne dispose pas des forces nécessaires pour le combler, cet espace sera occupé par d’autres réformistes de gauche.
Pour des raisons historiques que nous ne pouvons pas aborder ici, les forces authentiques du marxisme ont été rejetées loin en arrière. Étant donné la faiblesse du facteur subjectif, il est inévitable que lorsque les masses s’éveillent à la vie politique, elles se tournent vers les organisations existantes et les dirigeants connus, en particulier ceux qui sont considérés comme « de gauche » .
La période actuelle verra donc la montée des tendances réformistes de gauche et même centristes. Mais elles aussi seront mises à l’épreuve par les masses et, dans de nombreux cas, elles n’auront qu’un caractère éphémère.
Reconnaissant ce fait, le courant marxiste doit avoir une attitude flexible envers les gauches, les soutenant dans la mesure où elles sont prêtes à lutter contre les réformistes de droite, mais les critiquant toujours lorsqu’elles vacillent, font des concessions inacceptables et reculent devant les pressions de l’opinion publique bourgeoise et des réformistes de droite.
Le désir de réaliser un changement fondamental de la société ne peut se limiter à une compréhension claire du programme et des perspectives. Il implique également la volonté consciente de gagner, de conquérir le pouvoir, de balayer tous les obstacles et de changer la société.
Cette volonté, à son tour, doit être fondée sur une vision de l’avenir et une confiance totale en la capacité de la classe ouvrière à changer la société. Mais les réformistes de gauche n’ont ni l’un ni l’autre. Par conséquent, ils s’éloignent constamment de l’objectif central.
Ils tergiversent, procrastinent, cherchent des compromis, ce qui n’est qu’un autre mot pour désigner la capitulation, car chercher un compromis là où il n’y en a pas, jeter des ponts entre des intérêts de classe irréconciliables, c’est tenter de résoudre la quadrature du cercle. Le doute, l’ambiguïté et l’indécision sont leur essence même. Le défaitisme est ancré dans leur âme et leur psyché.
Naturellement, ils ne peuvent pas l’admettre, même à eux-mêmes. Au contraire, ils se convainquent que leur voie est la seule vraie et que toute autre voie mène inévitablement au désastre. Ils trouvent mille raisons de se tromper eux-mêmes et, étant ainsi convaincus, ils sont d’autant mieux équipés pour tromper les autres.
Dans de nombreux cas, les réformistes de gauche sont des gens honnêtes. Oh oui, ils sont totalement convaincus de la justesse de leurs arguments. Et un réformiste de gauche sincère peut faire beaucoup plus de dégâts qu’un réformiste non sincère. Leur comportement n’est pas délibéré ou conscient. Les masses placent toute leur confiance en eux et sont donc conduites encore plus sûrement vers la défaite. Martov était sans aucun doute un homme très honorable et sincère, et aussi très capable et intelligent. Pourtant, il a joué un rôle très négatif dans le destin de la révolution russe.
Le cas de la Grèce
Dans la période orageuse des années 1930, les organisations de masse de la social-démocratie étaient en pleine effervescence. La crise économique qui a suivi le krach de Wall Street en 1929, le chômage de masse qui en a résulté et la montée du fascisme en Europe ont engendré le phénomène connu par les marxistes sous le nom de « centrisme », qui, pour reprendre les termes de Trotsky, était « un nom général pour les tendances et les groupements les plus divers répartis entre le réformisme et le marxisme ».
Cependant, dans la période actuelle, le mouvement révolutionnaire dans la société ne s’est généralement pas reflété dans les rangs de la social-démocratie comme c’était le cas dans les années 1930. Des mouvements comme Podemos en Espagne, SYRIZA en Grèce et, dans une bien moindre mesure, le mouvement derrière Mélenchon en France, ont partiellement reflété le mécontentement croissant. Mais ils avaient tous une position politique très confuse, et ne sont qu’un pâle reflet des courants centristes des années 1930.
Dans le cas de la Grèce, dans des conditions de crise sociale extrême, SYRIZA, un petit parti de gauche issu d’une scission de droite du Parti communiste stalinien (KKE), a connu une croissance rapide au détriment du parti réformiste de masse traditionnel PASOK, largement discrédité aux yeux des masses. SYRIZA a été porté au pouvoir en janvier 2015 par une victoire écrasante sur le parti de droite Nouvelle Démocratie.
Après la crise de 2008, la Grèce était au bord de la faillite. Elle faisait partie des pays les plus durement touchés par la crise de la dette souveraine en Europe. L’UE, le FMI et la Banque centrale européenne ont proposé de renflouer la Grèce, mais au prix de l’imposition de mesures d’austérité brutales. Cela a soulevé un mouvement massif des masses contre l’austérité. Contrairement aux gouvernements de la Nouvelle Démocratie et du PASOK, SYRIZA a promis la fin de l’austérité. Mais sur la base de la crise capitaliste, c’était impossible.
Les patrons européens ont vu cela comme une menace. Ils devaient écraser SYRIZA, comme un avertissement pour les autres, comme Podemos en Espagne, qui pouvaient être tentés de suivre son exemple. Ils étaient déterminés à saper et à détruire le gouvernement de gauche par tous les moyens possibles. Dans ces conditions, il était absolument correct de convoquer un référendum, afin de mobiliser les masses derrière le gouvernement et contre l’austérité.
Les conditions de renflouement proposées par les dirigeants de l’UE ont été rejetées de manière décisive lors du référendum du 5 juillet 2015, où 61 % ont voté « NON ». Compte tenu de ce résultat retentissant, qui osera douter de la combativité de la classe ouvrière grecque?
Non seulement les travailleurs, mais toutes les couches de la population ont été mobilisées pour la lutte. Toutes les couches, à l’exception de celles qui étaient censées donner l’exemple.
Si Tsipras était marxiste, il aurait pu utiliser le mouvement pour changer la société, en appelant les travailleurs à occuper les banques et les usines. La population grecque aurait été prête à accepter la rigueur, comme les travailleurs russes l’ont été après la révolution de 1917.
Une politique révolutionnaire, soutenue par un appel internationaliste, aurait eu un effet électrisant sur les travailleurs du reste de l’Europe et du monde. Les masses en Espagne, en Italie, en France et ailleurs auraient répondu avec enthousiasme à l’appel à la solidarité internationale lancé par le peuple grec assiégé. Des manifestations et des grèves auraient suivi, forçant les banquiers et les capitalistes à la défensive et ouvrant la porte à des possibilités révolutionnaires partout.
La question était posée sans ambages : soit se battre jusqu’au bout, soit subir une défaite horrible. Mais les réformistes de gauche ne se battent jamais jusqu’au bout. Ils cherchent toujours la voie de la moindre résistance et cherchent à faire des compromis avec la classe dirigeante. Les négociateurs de SYRIZA ont essayé de jouer avec les mots, de tergiverser et d’offrir des demi-solutions qui ne résolvaient rien. Mais l’autre partie n’était pas intéressée par un compromis.
En fin de compte, les bourgeois européens les ont bluffés. Confronté à un choix clair : se battre ou se rendre, Tsipras a choisi la seconde solution. Il a accepté des conditions bien plus dures que celles qui avaient été rejetées de manière si décisive par le peuple grec lors du référendum. Après cette capitulation, Tsipras et son équipe ont accepté servilement les diktats de Bruxelles et de Berlin. Une vague de colère a été suivie par la désillusion et le désespoir.
Telle est la conséquence inévitable de la confusion réformiste de gauche.
Podemos
En Espagne, Podemos, comme SYRIZA, est devenu une force de masse en peu de temps, reflétant le désir brûlant de changement de la part des masses qui cherchaient une rupture nette avec le passé.
Les principaux dirigeants de Podemos ont été influencés par la révolution bolivarienne au Venezuela. Mais ils ont été totalement incapables d’absorber les leçons de sa force – la nécessité de mobiliser les masses avec un message révolutionnaire audacieux.
Au lieu de cela, ils n’ont copié que le côté le plus faible du Mouvement Bolivarien : son manque de clarté théorique, ses messages ambigus et son refus de mener la révolution jusqu’au bout. En un mot, ils ont copié les caractéristiques négatives qui ont finalement conduit au naufrage de la révolution vénézuélienne.
Podemos a suscité l’espoir de millions de personnes. Grâce à la rhétorique radicale de son leader Pablo Iglesias, Podemos est passé d’une organisation inconnue à la première place dans les sondages d’opinion. Mais plus ils se rapprochaient du pouvoir, plus Pablo Iglesias et les autres leaders de Podemos atténuaient leur message.
Au lieu de se battre pour dépasser le PSOE social-démocrate par la gauche, ils se sont contentés d’accepter des postes ministériels en tant que partenaires juniors dans un gouvernement de coalition avec le PSOE. Au lieu d’une rupture radicale avec le capitalisme, ils ont participé à un gouvernement qui considérait que sa tâche principale était de gérer la crise du capitalisme espagnol.
En échange de quelques portefeuilles ministériels, Unidos Podemos (UP), comme on l’appelle aujourd’hui, est devenu coresponsable d’un gouvernement qui a envoyé la police anti-émeute contre des métallurgistes en grève à Cadix et qui gère maintenant des fonds européens, assortis de conditions d’austérité.
En conséquence, le soutien à l’UP s’est effondré, le parti est en crise constante et a perdu la plupart de sa base active. Il n’est plus que la coquille de ce qu’il avait promis d’être au départ. Le potentiel révolutionnaire inhérent au mouvement a été dilapidé, entraînant une démoralisation généralisée parmi les travailleurs et les jeunes les plus avancés. C’est le résultat logique du réformisme de gauche.
Les leçons de Corbyn
Le succès le plus frappant du réformisme de gauche a été l’élection de Jeremy Corbyn à la tête du parti travailliste. Le point principal ici est que Corbyn a exploité les sentiments sous-jacents de mécontentement envers l’establishment et le statu quo. Il a remporté une victoire décisive, en obtenant près de 60 % des voix lors des élections à la direction. Soudain, les vannes se sont ouvertes et des centaines de milliers de nouveaux membres ont rejoint le parti pour le soutenir. Ils étaient prêts et disposés à combattre la droite.
La classe dirigeante était terrifiée. Les conditions étaient réunies pour une transformation radicale du parti travailliste. Des plans visant à introduire la réélection obligatoire des députés travaillistes, à forcer la tenue d’élections partielles pour les députés qui sortent du rang et à renforcer les pouvoirs des membres sont tous envisagés. L’aile droite était désespérée. Plusieurs députés blairistes ont quitté le parti.
Cependant, les réformistes de droite avaient le soutien de la classe dirigeante et des médias, qui ont organisé une campagne vicieuse contre Corbyn dans l’intention de le forcer à démissionner. Le résultat a été le déclenchement d’une guerre interne au sein du parti travailliste. Mais elle avait un caractère très unilatéral.
Dans ces circonstances, une scission du parti travailliste semblait inévitable. Les Blairistes s’y préparaient clairement. Les stratèges du capital en avaient déjà tiré la conclusion logique. Mais au final, tout cela n’a mené nulle part. Les corbynistes ont été mis en déroute par la droite. Pourquoi ? Comment cela a-t-il été possible, alors que Corbyn bénéficiait d’un soutien massif dans la base du Labour ? La réponse réside dans la nature même du réformisme de gauche.
Le rôle le plus pernicieux a été joué par le mouvement Momentum pro-Corbyn. Il aurait pu devenir un point de convergence pour des milliers de militants. De grandes réunions de Momentum se sont tenues dans différentes parties du pays, où l’on pouvait sentir la rage et la radicalité des militants.
Mais la droite a fait preuve de toute la détermination qui brillait par son absence dans les rangs de la gauche. Les dirigeants de Momentum avaient plus peur de la base que de la droite. A chaque étape, ils ont freiné et saboté la campagne de destitution des députés travaillistes de droite, que les marxistes réclamaient sans cesse depuis le début et qui bénéficiait d’un large soutien dans la base. En conséquence, les membres du parti se sont battus avec les deux mains liées dans le dos.
Mais un élément fatal a été le rôle joué par Corbyn lui-même. Les éléments de gauche, à commencer par Corbyn lui-même, n’étaient pas prêts à mener une lutte sérieuse contre l’aile droite du Parti travailliste parlementaire. Les dirigeants de Momentum ont défendu leur trahison en disant : « Nous avons retardé les destitutions parce que Jeremy a demandé aux membres de le faire ».
L’excuse était que « nous sommes pour l’unité ». Ils craignaient une scission avec l’aile droite du PLP. Mais c’était absolument nécessaire si l’on ne voulait pas que les acquis de la gauche soient complètement détruits. Et c’est précisément ce qui s’est passé.
La droite sait exactement où elle en est. Elle a mené une politique agressive contre la gauche, et contre les marxistes en particulier, et était prête à aller jusqu’au bout, quelles que soient les conséquences.
Inutile de dire que lorsque la droite est passée à l’offensive, elle n’a montré aucun signe de la pusillanimité de la gauche. Elle a lancé une attaque féroce, utilisant toute la puissance des médias bourgeois pour dénigrer et discréditer Corbyn. Finalement, ils l’ont effectivement expulsé, ainsi qu’une partie importante de l’aile gauche.
Naturellement, la tendance marxiste était la principale cible. Les membres de « Socialist Appeal » ont été expulsés, mais ont organisé une contre-attaque très efficace, qui a obtenu beaucoup de soutien. En revanche, la gauche s’est comportée de manière lâche, refusant de lutter contre la chasse aux sorcières de Starmer, qu’il a pu mener jusqu’au bout.
La crise en Grande-Bretagne
L’épisode Corbyn, qui avait commencé avec tant de promesses, s’est terminé par une déroute honteuse. Des milliers de personnes ont quitté le parti par dégoût et la gauche a été complètement écrasée. Les énormes illusions suscitées par Corbyn ont laissé place à un climat de profond scepticisme au sein du Parti travailliste.
Avec l’effritement de la gauche, la situation actuelle prend une toute autre direction. Cependant, ce n’est pas la fin de l’histoire. Pour des raisons objectives et subjectives, il est de plus en plus clair que la Grande-Bretagne est l’un des éléments clés de la crise du capitalisme européen – si ce n’est l’élément clé. Alors qu’elle était le pays le plus stable d’Europe il y a seulement quelques années, la Grande-Bretagne est probablement aujourd’hui le plus instable. Elle est désormais l’un des maillons les plus faibles de la chaîne du capitalisme européen.
Défaits sur le plan politique, les travailleurs se tournent vers les luttes économiques. On assiste à un début de radicalisation dans les syndicats. La crise du gouvernement Johnson conduira inévitablement à sa chute.
Le pendule reviendra sans aucun doute à gauche à l’avenir, surtout si le parti travailliste, sous la direction de Keir Starmer et des blairistes, prend le pouvoir dans des conditions de crise sociale et économique profonde. Cela exposera toutes les contradictions internes du parti travailliste, qui ont été temporairement masquées, mais qui pourraient se réaffirmer avec force à l’avenir.
Cela ouvrira de sérieuses possibilités pour la tendance marxiste. Tout dépend de notre capacité à nous développer. Et une croissance sérieuse est possible maintenant. Bien que nous représentions encore un facteur très modeste dans la situation, la section britannique de la TMI a une base de cadres expérimentés, a construit une base solide parmi les jeunes, une organisation nationale et un journal qui est bien connu dans le mouvement ouvrier.
En tout état de cause, nos forces sont bien plus fortes que celles que Trotsky avait en Grande-Bretagne dans les années 1930 et ont un niveau infiniment plus élevé. Avec une tactique correcte, les possibilités de croissance sont tout à fait exceptionnelles.
Changements dans la conscience politique
La crise actuelle – qui a un caractère international – est qualitativement différente des crises du passé. Au cours des deux dernières années, des millions de personnes ordinaires ont lentement mais sûrement tiré des conclusions. Partout, sous la surface d’un calme apparent, se cache un énorme mécontentement. Les masses sont saisies d’un sentiment de rage, de colère, d’injustice et, surtout, de frustration – une frustration insupportable.
Elles ne disent pas grand-chose mais murmurent dans leur souffle que l’état actuel des choses ne peut être toléré. L’idée que quelque chose ne tourne pas rond dans la société actuelle fait rapidement son chemin. Dans l’immédiat, en règle générale, ils ne sont pas encore prêts à agir directement contre l’ordre établi.
Tôt ou tard, avec ou sans la direction nécessaire, ils passeront à l’action et prendront leur propre destin en main. Nous en avons déjà vu de nombreux exemples. Ces dernières années, nous avons assisté à de puissants mouvements révolutionnaires ou pré-révolutionnaires au Chili, au Soudan, au Myanmar, au Liban, à Hong Kong et ailleurs.
Le dernier ajout à cette liste a été le soulèvement populaire au Kazakhstan au début de cette année, qui a commencé par des protestations de travailleurs du pétrole contre la hausse des prix du carburant. C’était un avertissement. Les mêmes pressions qui ont conduit à ce soulèvement sont présentes dans de nombreux autres pays.
La classe dirigeante est consciente du danger et les stratèges du capital font de sombres prédictions pour l’année à venir. Pendant un certain temps, le mouvement des travailleurs a été entravé par le coronavirus. Mais aujourd’hui, il y a des indications d’un renouveau de la lutte des classes. La flambée des prix et la baisse du niveau de vie stimulent la multiplication des grèves.
Les appels démagogiques à l’unité nationale sont accueillis avec scepticisme, car le cynisme, la cupidité et l’intérêt personnel dont la classe dirigeante a fait preuve pendant la pandémie ont été exposés. Un climat de désillusion et de colère, qui s’était progressivement développé, apparaît maintenant au grand jour. Le soutien au statu quo, aux gouvernements et aux dirigeants actuels décline rapidement. Mais tout cela ne conduit pas automatiquement à une révolution socialiste réussie.
Trotsky a dit un jour de la révolution espagnole que les travailleurs espagnols auraient pu prendre le pouvoir, non pas une fois, mais dix fois. Mais il a également expliqué que, sans une direction adéquate, même les grèves les plus orageuses ne résolvent rien.
Une période prolongée de révolution et de contre-révolutions
Il existe de nombreux parallèles entre les années 1920 et 1930, et la situation actuelle. Mais il existe aussi des différences importantes. Avant la Seconde Guerre mondiale, une situation pré-révolutionnaire ne pouvait pas durer longtemps et était rapidement réglée par un mouvement en direction de la révolution ou de la contre-révolution (fascisme).
Mais ce n’est plus le cas. D’une part, la classe dirigeante n’a pas la base sociale massive de la réaction qui existait dans le passé. D’autre part, la dégénérescence sans précédent des organisations ouvrières agit comme une barrière solide, empêchant le prolétariat de prendre le pouvoir. La crise actuelle sera donc de longue haleine. Avec des flux et des reflux, elle peut durer quelques années, mais il est impossible de dire combien de temps précisément.
Lorsque nous disons que la crise sera longue, cela ne signifie pas du tout qu’elle sera paisible et tranquille. Au contraire ! Nous sommes entrés dans la période la plus tourmentée et la plus troublée de l’histoire des temps modernes. La crise va toucher les pays les uns après les autres. La classe ouvrière aura de nombreuses occasions de prendre le pouvoir.
Des changements soudains et brutaux sont inévitables dans la situation actuelle, qui peut se transformer en l’espace de 24 heures. Et nous devons honnêtement admettre qu’il y a un danger de tomber dans le routinisme, en utilisant passivement les mêmes vieilles méthodes et en ne profitant pas des nouvelles opportunités qui s’offrent à nous.
Dans de telles périodes, les marxistes doivent faire preuve du plus haut niveau d’énergie, de détermination et de flexibilité tactique, et tendre hardiment la main aux couches qui s’orientent vers la révolution.
La situation actuelle peut durer quelques années sans se résoudre de manière décisive. Mais ce retard n’est pas une mauvaise chose. Au contraire, il nous est extrêmement favorable, car il nous donne du temps – même si ce n’est pas tout le temps du monde ! – de construire et renforcer notre organisation, de recruter les meilleurs travailleurs et jeunes, de les éduquer et de les former.
Partout, on constate une crise du gouvernement et une humeur de plus en plus critique dans la population, dirigée contre l’establishment et toutes ses institutions. C’est particulièrement vrai pour les jeunes, qui sont les plus ouverts aux idées révolutionnaires les plus avancées.
Le grand processus d’apprentissage a commencé. Il peut sembler se dérouler lentement. Mais l’histoire évolue selon ses propres lois et à sa propre vitesse, qui sont déterminées par de nombreux facteurs et qu’il n’est pas toujours facile de déterminer à l’avance.
Nous avons reçu de nombreux rapports sur l’émergence d’un mouvement vers le communisme parmi les jeunes. Même dans les régions les plus conservatrices du Sud profond des États-Unis, on trouve d’importantes couches de jeunes radicaux qui en viennent à se considérer comme des communistes.
Il ne s’agit pas d’un phénomène isolé. Ce sont des symptômes clés qui révèlent que quelque chose de très important est en train de changer dans la société. Les marxistes doivent trouver un moyen d’en tirer parti.
Construire la TMI !
Il faut se rendre à l’évidence : le facteur subjectif a été rejeté loin en arrière par une série de facteurs objectifs, que nous n’avons pas besoin d’expliquer ici. Il existe sous une forme organisée dans les rangs de la tendance marxiste internationale, du moins à l’état embryonnaire.
Mais un embryon est encore une potentialité abstraite. Pour atteindre notre but, et devenir une force réelle dans la lutte des classes, nous devons dépasser ce stade.
La TMI a fait des progrès impressionnants. Dans tous les pays, nous avons progressé, alors que tous les autres groupes dits de gauche, qui ont depuis longtemps abandonné le marxisme, sont en crise, se divisent et s’effondrent partout.
Nos avancées ont été rendues possibles par notre attitude intransigeante envers la théorie et notre concentration sur la jeunesse. Comme le disait Lénine : « Celui qui a la jeunesse a l’avenir ». Pourtant, nous devons admettre que nous ne sommes pas encore prêts à relever les énormes défis qui se présenteront à nous au moment où nous nous y attendrons le moins.
Pour qu’une organisation révolutionnaire puisse profiter pleinement d’une situation révolutionnaire ou pré-révolutionnaire, il faut qu’elle possède au moins un minimum de cadres expérimentés et une organisation viable.
Une organisation révolutionnaire qui aspire à jouer un rôle de premier plan doit avoir une certaine taille pour être remarquée par la classe ouvrière. De telles choses ne peuvent pas être improvisées ou construites facilement dans le feu de l’action.
En dernière analyse, tout dépend de notre croissance. Et cela prendra du temps. Trotsky a écrit en novembre 1931 : « Dans la situation mondiale actuelle, le temps est la plus précieuse des matières premières ». Et ces mots sont plus vrais aujourd’hui qu’à toute autre période de l’histoire.
Nous devons agir avec un sentiment d’urgence. Car si nos forces ne sont pas suffisantes pour relever les défis des années à venir, des opportunités importantes seront perdues. Nous devons être prêts ! Notre slogan doit être celui du grand révolutionnaire français Danton :
« De l’audace, encore de l’audace, et toujours de l’audace ! »